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sur l’une des faces de laquelle sont représentées les aspirations mal définies d’un milieu de forces obscures, et sur l’autre se trouvent les traits d’un homme disparu, qui a donné une forme à toutes ces vagues aspirations, devenues, grâce à lui, des réalités. Luther et l’Allemagne ont grandi inséparablement… Chez Luther, Religion ne veut pas dire Église, mais englobement de la vie et de la patrie, considérée comme un don divin. C’est pourquoi on peut dire que la puissante Allemagne actuelle, c’est l’Allemagne de Luther. L’Allemagne parle ses discours, pense ses pensées, accomplit ses actes, comme il l’a voulu : les questions de dogme n’inquiètent pas l’esprit allemand. Qui connaît bien Luther connait bien l’Allemagne[1].


C’est ainsi que la brochure de M. Chamberlain, ravitaillement intellectuel des armées en marche, rendait plus concrète et plus vivante, pour les cerveaux des militaires, l’équation entre protestantisme et germanisme : cette abstraite formule se transformait en une identification de l’Allemagne avec Luther, en une incarnation de l’Allemagne dans la personne de Luther.

Les civils, à l’arrière, voyaient leurs enfans leur rapporter de l’école ou des policiers leur présenter, pour qu’ils en lissent l’acquisition, un gros livre de M. Hintze sur les Hohenzollern et leur œuvre, publication à demi officielle, qui commémorait le cinquième centenaire de l’achat de l’électorat de Brandebourg par les Hohenzollern : ce bréviaire de leur gloire mêlait habilement l’hommage à la dynastie impériale et les attaques contre Rome ; et perdant patience, un aristocrate catholique de Westphalie écrivait : « L’affaire doit être portée à la tribune. Si nous ne prenons pas notre défense en main, il arrivera ce qui s’est déjà passé au temps du Kulturkampf : on envoie nos fils sur le champ de bataille et, en guise de récompense, on nous foule aux pieds. »

On avait envoyé sur les champs de bataille de Belgique les enfans des familles catholiques, et ces familles apprenaient d’un autre publiciste, M. Karl Zimmermann, que l’Allemagne devrait tôt ou tard consolider sa conquête en engageant, sur le sol belge, une lutte contre le catholicisme[2]. Des troupes bavaroises, ardemment catholiques, avaient pris leur part, là-bas, des victoires allemandes ; elles les avaient aidées de leurs bras et peut-être de leur sang, scellées par des violences et peut-être par des crimes ; elles avaient obéi, jusqu’au bout, aux gestes homicides de la Prusse. Et voici qu’on leur laissait prévoir,

  1. Coppinger, Un Catéchisme pangermaniste, p. 35 (Paris, 1916).
  2. Das Problem Belgien (Iéna, 1915).