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aux Sables, et il espérait au moins en ramasser quelque reste en courant sur la plage avec les enfans. Mais le tourment le mord au cœur : « C’est à peine, dit-il, si on s’aperçoit des agaceries de la mer. » Il ne peut plus se supporter loin de Paris : « Il m’est absolument impossible de ne pas rentrer. Les nouvelles sont nulles ou contradictoires… Je ne veux pas être absent s’il y a un devoir à remplir. J’aurais honte de ne pas m’inscrire, comme tous mes amis, sur les contrôles de ceux qui peuvent concourir à la défense de Paris. »

Après une quinzaine à peine, le voilà de retour. Il y est seul, et souffrant cruellement d’une crise de furoncles. Il ne peut résister cependant au désir de voir et d’entendre :

« Hier, pour me distraire un peu, le bras orné d’une énorme poupée en farine de lin, j’ai pris une voiture pour aller un peu voir ; je suis allé jusqu’à la Halle où on empile le blé en sacs et en tonneaux ; je me suis arrêté un instant sur les boulevards, mais la douleur m’a forcé à rentrer, et, grâce à des bains de main et des cataplasmes, je commence à respirer.

« Vous savez tout ce que je sais, car je n’ai encore pu voir personne, sauf Chaudey, l’avocat[1], avec qui j’ai causé un instant. Le siège de Paris semble inévitable ; les Prussiens sont à une petite distance, et, si ce n’est pas une manœuvre de guerre, lundi ou mardi ou mercredi, ils seront en vue de nos murs. Tout le monde ici est fort résolu ; on ne voit aucune agitation ; la garde nationale se réunit tous les matins sous mes fenêtres, et on part deux fois chaque jour pour un exercice de trois heures. Il y a des groupes sur les boulevards ; on se dispute les journaux ; on fait des provisions, en vue d’une hausse des marchandises alimentaires. Je ne sais trop si je dois m’encombrer de cette façon ; c’est peut-être plus prudent.

« Je ne sais encore quel service on me donnera ; je n’ai pu encore me faire inscrire ; avec mon bras, j’aurais l’air d’un blessé pour rire ; je pense que, mercredi ou jeudi, je pourrai faire mon service. Quelques gardes iront dans les forts ; la plus grande partie demeurera sur les remparts ou plutôt derrière les remparts. On voit beaucoup de femmes et d’enfans qu’on expédie en province. Du haut de mon balcon, c’est une procession continuelle de voitures chargées de bagages ; seulement les

  1. Celui qui fut fusillé par la Commune.