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assez de glaciers et de neiges pour porter au loin, quand on le voudra, la fertilité et la force. Nos ingénieurs, nos agronomes, nos métallurgistes et nos financiers peuvent faire à la fois leurs affaires, celles de l’Espagne et celles de la France. Ils ne sont encore ni assez nombreux, ni assez assidus. S’ils se laissent supplanter par les Allemands, notre entente, bâtie dans les hauteurs des idées, sera minée au ras du sol. Il importe beaucoup que nous soyons les attentifs auxiliaires des intérêts matériels où nous prétendons consolider les sympathies morales.

Mais que cela ne nous fasse pas oublier l’essentiel et supposer que les intérêts matériels suffiraient à nous gagner l’Espagne. Elle est la patrie de don Quichotte et de Sancho Pança, mais ils ne sont pas frères. Sancho est le serviteur, le maître est don Quichotte. Les besognes domestiques sont gouvernées par le paysan, qui gourmande les élans du chevalier. Mais, aux heures décisives, c’est le chevalier qui ordonne, et l’idéal l’emporte sur l’intérêt. Sancho se laisserait prendre à de bons pactes d’affaires avec de bons traitans, sans s’inquiéter s’ils sont germaniques ; l’adhésion aux doctrines germaniques sera toujours refusée par le chevalier. L’idolâtrie de l’Etat a pour invincible rebelle le songeur indépendant qui tient à décider seul sa vocation et ses initiatives, comme redresseur de torts contre l’Etat lui-même. Le culte de l’égoïsme est le plus contraire à la générosité du vagabond volontaire que l’amour de la justice et des faibles a fait un errant sur les routes de sa patrie, à la recherche de labeurs désintéressés. En Espagne, partout où nous avons soutenu notre commune cause, c’est le chevalier qui nous écoutait. Et il nous a reconnus pour siens quand, au cours d’une guerre sans égale par la cruauté et qui étendait la puissance du mal aux régions jusque-là soustraites a son empire, aux profondeurs des mers et du ciel, il nous a entendus nier le droit de la force et mettre notre confiance dans la force du droit.


ETIENNE LAMY.