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mon appel, leurs âmes se mêlèrent à mon âme et en firent une masse de feu, un large fleuve de métal en fusion. Rien ne pouvait plus m’étonner, m’arrêter. J’avais la foi qui soulève les montagnes. Ma voix, éraillée et usée à crier des ordres pendant ces deux jours et cette nuit, m’était revenue, claire et forte.

« Ce qui s’est passé alors ? Comme je ne veux vous raconter que ce dont je me souviens, en laissant à l’écart ce que l’on m’a rapporté par la suite, je dois sincèrement avouer que je ne le sais pas. Il y a un trou dans mes souvenirs ; l’action a mangé la mémoire. J’ai simplement l’idée vague d’une offensive désordonnée, dans laquelle, toujours au premier rang, Bonnot se détache. Un des hommes de ma section, blessé au bras, continuait de lancer sur l’ennemi des grenades tachées de son sang. Pour moi, j’ai l’impression d’avoir eu un corps grandi et grossi démesurément, un corps de géant, avec une vigueur surabondante, illimitée, une aisance extraordinaire de pensée qui me permettait d’avoir l’œil de dix côtés à la fois, de crier un ordre à l’un, tout en donnant à un autre un ordre par geste, de tirer un coup de fusil et de me garer en même temps d’une grenade menaçante.

« Prodigieuse intensité de vie, avec des circonstances extraordinaires. Par deux fois les grenades nous manquent, et par deux fois nous en découvrons à nos pieds des sacs pleins, mêlés aux sacs à terre. Toute la journée, nous étions passés dessus sans les voir. Mais c’étaient bien les morts qui les avaient mis là !…

« Enfin les Boches se calmèrent ; nous pûmes consolider notre barrage de sacs en avant dans le boyau. Nous nous trouvâmes de nouveau les maîtres dans ce coin.

« Toute la soirée et pendant plusieurs des jours qui suivirent, je gardai l’émotion religieuse qui m’avait saisi au moment de l’évocation des morts. J’éprouvais quelque chose de comparable à ce qu’on ressent après une communion fervente. Je comprenais que je venais de vivre des heures que je ne retrouverais plus jamais, durant lesquelles ma tête, ayant brisé d’un rude effort le plafond bas, s’était dressée en plein mystère, parmi le monde invisible des héros et des dieux.

« À cette minute, certainement, j’ai été soulevé au-dessus de moi-même. Il faut bien que cela soit, puisque j’ai reçu les félicitations de mes hommes. Pour qui a pratiqué les poilus, il n’est pas de Légion d’honneur qui vaille ces félicitations-là.