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J’ai contemplé depuis, du sommet qui domine Montréal et surtout à Québec du haut de la terrasse, des panoramas plus grandioses encore ; ils ne m’ont pas fait oublier ce premier réveil au milieu des immensités blanches.

Et quelle joie m’attendait à Ottawa !

A peine descendu de wagon, je me vois accueilli par des membres de la Fédération : M. de Celles, M. Brodeur, M. Lemaire, le docteur Ami. Les noms sont français, et françaises les voix, et, sous l’épais bonnet de laine ou d’astrakan, si françaises les figures ! Ils me tendent un journal rédigé en français : « Le communiqué est bon, » observe l’un. — « Nous avons fait des prisonniers, » ajoute un autre. Nous ! Il y a longtemps que je n’avais entendu dire : nous.

— Mais oui, me disent-ils, nous sommes les fils des Bretons, des Normands ou des Poitevins qui ont jadis colonisé le Canada ; nous appelons la France : « le vieux pays, » et le vieux pays nous est très cher, — ce qui ne nous empêche pas d’être les loyaux sujets du roi d’Angleterre.

Et ils me content leurs angoisses d’août 1914, après Charleroi :

— Savoir les Allemands à quelques heures de Paris ! Nous étions fous de douleur et de colère. Mais ne croyez pas que nous ayons douté de la France. Pendant la bataille de la Marne, un journal de Montréal ayant publié un bulletin pessimiste, des ouvriers se rassemblèrent devant ses bureaux et menacèrent le gérant de lui faire un mauvais parti. Ensuite, quand on eut la certitude de la victoire, ce fut de l’ivresse. On criait : « Vive la France ! » On chantait la Marseillaise.

J’avais choisi pour sujet de ma première conférence : Mœurs de la vieille France. Cela me conduisait naturellement à comparer le présent au passé. Ah ! les braves gens ! Dès la première allusion aux événemens actuels, ils étaient debout, frémissans, applaudissant, et jamais applaudissemens ne me furent si doux, car ils n’étaient point pour moi, mais pour cette France meurtrie et glorieuse dont j’évoquais l’image et dont, pour un instant, j’étais auprès d’eux l’interprète. Comme ils m’entouraient lorsque j’ai quitté l’estrade ! Ils me serraient les mains ; celui-ci avait un frère à l’armée, celle-là un fils ; d’autres me montraient leur vêtement de deuil… L’illustre chef des libéraux, qui fut naguère et pendant quinze ans premier ministre,