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obligé d’hiverner en Chine. Il était à la merci de l’idole pansue au masque hilare. Quand elle pressait le départ, la joie renaissait dans les cœurs. Si elle annonçait du gros temps, les visages se rembrunissaient. Un jour, elle prédit à Ladraô qu’il arriverait au Japon, mais qu’il ne reviendrait pas à Malaca. Ce jour-là, le Chinois déclara qu’il n’irait pas plus loin que la Chine. La veille de la Sainte-Madeleine, la houle était très forte. Un des serviteurs de l’apôtre, le Chinois baptisé Manoel, trébucha et tomba dans la pompe du bateau que, par mégarde, on avait laissée ouverte. On le crut mort. Heureusement l’eau, dont la pompe était pleine, amortit sa chute. Il en fut quitte pour un bain et pour une blessure à la tête. Comme on le pansait, la fille de Ladraô, que celui-ci avait emmenée on ne sait pourquoi, perdit à son tour l’équilibre, et, précipitée par-dessus bord, sous les yeux de son père, contre le flanc du navire, la malheureuse se noya. Le jour et la nuit se passèrent en lamentations ; puis ce furent des sacrifices et des cérémonies sans fin devant le dieu. On tua des oiseaux. On lui offrit à boire et à manger ; et Ladraô voulut savoir pourquoi sa fille était morte. Les baguettes magiques lui répondirent qu’elle ne serait pas tombée à la mer, si Manoel était mort dans sa pompe. Les Chinois jetèrent des regards farouches sur le renégat dont le salut avait été payé du malheur de leur capitaine.

Ces sorcelleries, la vue de la jeune fille écrasée par les vagues, l’horrible dieu grimaçant qui semblait rire au hourvari des flots, tout parut infernal à François sur ce navire en perdition. L’idole, que ces Chinois encensaient, n’était plus à ses yeux un pauvre morceau de bois doré : c’était Satan en personne qui trônait parmi les élémens déchaînés comme au milieu de son empire et qui, dans chaque hommage qu’il recevait, outrageait Dieu. Le Maudit travaillait à lui soustraire les millions d’âmes qu’il courait sauver. Il connut, selon sa propre expression, « les horribles et effroyables terreurs que l’Ennemi met dans les cœurs quand Dieu le lui permet et qu’il en trouve l’occasion. » Il comprit que la seule défense à faire était de ne manifester aucun signe de couardise et d’opposer au démon « tous les dehors d’un grand courage. » Et il finit par surmonter les tentations de l’épouvante. « Je sentis que les hommes soumis à de semblables épreuves n’ont qu’à se confier éperdument en Dieu. O mes frères, comme le