Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/362

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’extravagances. Un évêque italien d’Agra disait, au XIXe siècle : « Dès que nous parlons à un Hindou des miracles de Jehovah ou du Christ, il nous oppose aussitôt les miracles bien plus surprenans de Krichna qui éleva une montagne sur son petit doigt en guise de parapluie. Il ne doute aucunement de la réalité de nos récits : il n’est surpris que de leur simplicité. En pareille matière, rien ne lui parait trop extraordinaire. Si vous lui racontiez que, pour dessiller les yeux des Corinthiens, saint Paul a fait descendre sur la terre le soleil et la lune et les a fait ensuite rebondir à leur place respective comme des ballons, il le croirait sans difficulté ; mais, à l’exemple du chevalier de la Manche, il se rappellerait aussitôt une folie plus incroyable encore de son type idéal, c’est-à-dire de Krichna. » Mais voici un néophyte qui discute, qui veut être persuadé. « Terre ! Terre ! » crièrent les matelots de Colomb qui oubliaient déjà leurs longs roulis sur des gouffres vides ; de même, François eut volontiers crié : « Raison ! Raison ! » Aucun lever d’aurore ne valait à ses yeux ce point du jour de la raison humaine.

Il y avait donc dans cet Extrême-Orient, si tranquillement enivré de mensonges, des hommes capables de s’élever par leur intelligence réfléchie à la connaissance de la vérité. « Yagirô, mon cher fils, si j’allais dans votre pays, vos compatriotes se feraient-ils chrétiens ? » Yagirô penchait la tête de côté, respirait longuement et lui répondait : « Pas tout de suite ; ils vous poseraient d’abord beaucoup de questions. Et si vos réponses les satisfaisaient, si votre vie leur paraissait conforme à vos paroles, au bout d’une expérience de six mois, le Roi, la noblesse et les gens distingués se convertiraient, car notre peuple ne se régit que par la raison. » La réponse de Yagirô, que François transmettait aux Pères de Rome, nous donne une idée avantageuse de ce Japonais. Il était assurément sincère ; et il indiquait avec finesse quelques-uns des traits caractéristiques de ses concitoyens : leur esprit questionneur, leur sens critique qui, du reste, s’attaque moins aux idées qu’aux personnes, et leur prétention aux méthodes rationnelles. Mais il ne pouvait avertir François que leur raison ne raisonnait pas comme la nôtre, que les syllogismes qui nous convainquent ne les touchaient guère, qu’Aristote nous séparait encore plus que les Océans et qu’ils étaient encore plus des imaginaires que des êtres raisonnables.