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il en a marié bien davantage. Il va, lui aussi, quitter l’église, quand les deux hommes s’avancent vers lui. « Est-ce vous, George Alvarez, mon cher fils ? s’écrie doucement et joyeusement François. Loué soit Dieu ! » — « Ah ! très cher Père, répond le Portugais, nous nous joignons enfin ! Si vous venez de loin, nous venons d’encore plus loin, du Japon. Mon ami, le seigneur Yagirô, un Japonais, désespérait de vous rencontrer. » Ici, le seigneur Yagirô, qui s’était tenu en arrière, s’approche, et, trois fois de suite, se courbe si bas que sa tête touche presque ses genoux. Mais François lui tend les mains et sourit à cette âme qui l’a cherché et dont il ne sait pas qu’elle lui apporte un monde. « Notre histoire sera longue, reprend Alvarez, et si vous le permettez, bien que mon ami comprenne le portugais et commence à le parler, c’est moi qui vous la conterai. »

C’était, en effet, une assez longue histoire. Depuis cinq ou six ans, les Portugais, portés par un typhon, avaient retrouvé le fameux Cipangu dont Marco Polo avait entrevu les palais, couverts d’or fin. Les indigènes les avaient accueillis avec une politesse dont ils avaient été charmés, et qu’ils ne semblent pas avoir payée de retour, car on les jugea grossiers, mais d’humeur paisible. Peu à peu, des rapports commerciaux s’établirent sur deux points importans de la grande île du Kiushu : à Funai, capitale de la province du Bungo, et dans la baie profonde de Kagoshima. Or, deux ans plus tôt, Alvarez se trouvait à Kagoshima, prêt à appareiller, quand, une nuit, un Japonais, monté dans une barque et accompagné de deux domestiques, accosta son navire. Ce Japonais, le seigneur Yagirô en personne, avait commis un mauvais coup, probablement un crime passionnel, et supplia Alvarez, qu’il connaissait, de le recevoir et de le sauver. Ce n’était point un Samuraï. Ses relations avec Alvarez nous laissent supposer qu’il appartenait à la classe des marchands ou à celle des patrons mariniers qui faisaient le cabotage sur les côtes japonaises. Mais les Portugais le considéraient comme un personnage, et il était trop poli pour les démentir. On leva l’ancre. Pendant la traversée, Alvarez l’entretint de religion et lui parla de son grand ami, le Père maître François de Xavier. Yagirô avait une intelligence supérieure à la moyenne, et, comme beaucoup de ses compatriotes, le goût passionné de la nouveauté. Le remords de son crime le tourmentait-il ? En tout cas, l’idée d’en obtenir l’absolution par le