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Un instituteur rappelle, sur un ton moitié plaisant, moitié respectueux, qu’une circulaire ministérielle recommande de profiter de toutes les circonstances pour enrichir son fonds. Ils lisent, leurs livres souvent souillés de terre par les obus, ou la nuit dans le voisinage des rats. Et que lisent-ils ? Il ne peut être question de dresser un catalogue de livres de tranchées, qui serait sans doute assez mélangé. Mais si on s’en rapporte aux confidences de la catégorie de lecteurs qui nous intéresse en ce moment, on est étonné du sérieux de ces lectures qui devraient être des délassemens. C’est Lucrèce, c’est Démosthène, c’est Racine, c’est Lamartine. « Les plus vieux sont les meilleurs. » « En général, est-il ajouté, nous n’aimons pas beaucoup la littérature de guerre. » La Bible est aussi très demandée. Aux spectacles que ces hommes, qui réfléchissent, ont sous les yeux, aux pensées qu’ils font naître convient seulement le voisinage et comme le commentaire des plus grandes œuvres. Par un effet réciproque, celles-ci sont mieux comprises :


Je médite Pascal que, cette année seulement, j’arrive à comprendre, non parce que je le pénètre avec mon intelligence, mais parce que je frémis à son unisson avec ma chair, mes sens, mon imagination. Si je n’avais jamais pleinement saisi des mots comme : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraye, » c’est que je n’avais jamais pu m’en créer une vision assez forte.


Cela est écrit par un instituteur de vingt ans. Cette âme professionnelle, dont nous parlons, se manifeste encore de plusieurs façons. Il y a généralement dans un maître, un ancien bon élève, et qui le demeure. Il est appliqué, sensible à l’éloge et, par une habitude scolaire, qui se confond d’ailleurs avec sa foi dans sa profession, il reporte volontiers l’honneur de ses propres exploits à l’éducation qu’il a reçue. Un professeur de philosophie, qui vient d’être décoré, écrit à son inspecteur général : « Mon premier mouvement est de vous en faire part comme un élève qui est content de sa tâche. »

De même qu’il devient facilement un maître, le « bon élève » a su devenir un chef. Voici un régiment de l’armée de Champagne où, en octobre 1915, sur huit commandans de compagnie il y a deux instituteurs et, sur les trente instituteurs qu’il compte encore dans ses rangs, cinq sont lieutenans, et vingt sous-officiers. Tous les régimens ne sont peut-être pas