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Beaucoup ont été tués en allant au secours de soldats blessés ou enfouis dans une mine. Leurs chefs remarquent leur intelligence, ce qui est assez naturel, leur haute valeur morale, ce qui l’est encore, mais aussi, et avec une évidente surprise, l’ascendant naturel de ces tout jeunes gens et leur immédiate adaptation à une tache pour laquelle ils n’étaient pas faits. L’ennemi même s’incline. Sur la tombe de Piglowski, refusant d’abandonner une mitrailleuse qui, elle pourtant, refusait le service, prenant le fusil d’un soldat blessé et se faisant tuer cramponné à son poste, les Allemands ont élevé une stèle avec cette inscription :

Ci-gît

le sous-lieutenant
JEAN PIGLOWSKI
de la section mitrailleuse du régiment d’infanterie 253
au milieu de ses braves soldats
mort pour la patrie le 18 février 1915.

Des soldats allemands ont érigé ce monument.


On frémit à la pensée de cette gerbe d’épis mûrissans trop tôt fauchée. Hélas ! elle n’est pas la seule ; et le directeur même de l’Ecole normale disait noblement qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les morts. Ce que ceux-là représentent d’humbles efforts de familles le plus souvent pauvres, ambitieuses pour un fils bien doué, de travail déjà accumulé, de talens déjà formés, d’espérances perdues, d’œuvres qui ne seront jamais écrites, de découvertes qui ne seront jamais faites, il faut se l’être dit cependant. Sans doute ces deuils sont la rançon de la gloire, et il était impossible d’épargner ceux qui se sont si peu épargnés eux-mêmes. Il reste aux générations futures et aussi aux survivans le devoir de travailler double pour remplacer cette génération du sacrifice. Mais celle-là aura laissé une page d’une beauté inédite dans l’histoire des lettres et des sciences qui n’avait jamais vu immoler tant de pousses de jeunes lauriers. Elle aura ennobli l’idée que l’on se faisait de la jeunesse intellectuelle, puisqu’elle aura montré combien peu sa vocation est exclusive d’autres vertus. L’Ecole normale avait ses promotions célèbres, célèbres par le nombre et la qualité des écrivains et des savans qu’elles avaient fournis. Mais quelle promotion pourra être comparée dans l’histoire normalienne à celles que