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très avertie de l’humanité, du monde et des précautions utiles. Au jour la journée, il n’est pas ingénu, si on lui voit « les petites façons qu’il emploie quand il veut caresser les jeunes filles. » Sa fausse ingénuité lui est commode pour éconduire ce qui ne lui agréerait pas et pour se donner des libertés ou licences.

Mais, à défaut de son ingénuité, sa bonhomie !… La bonhomie, c’est une espèce d’humilité envers les gens et envers les choses, envers la philosophie et, pour ainsi dire, envers soi-même. C’est le contraire du pharisaïsme ; et il y a du pharisaïsme à se croire parfait, mais pareillement à se croire détestable. C’est de l’indulgence à la disposition du prochain : et l’on se traite aussi comme le prochain. C’est, dans le péché même, une sorte de pardon, qui vaut presque l’innocence. Les docteurs considèrent que, le péché grave, on le commet avec le propos d’offenser Dieu. Ainsi fait don Juan, s’il a dessein de railler la charité, d’avilir le pauvre homme auquel il tend un louis d’or ; et ainsi fait la jolie dame de Stendhal qui, sur la Piazza, par un beau soir de Venise, regrette que le sorbet qu’elle hume ne soit pas un péché ; ainsi font les libertins qui lancent leur éthique insolente à l’encontre de l’Évangile. Les libertins, la jolie dame de Stendhal et don Juan sont dénués de bonhomie. Non La Fontaine : il a de la modestie dans son erreur. Et il écrit à Mme de La Sablière :


Si j’étais sage, Iris… Mais c’est un privilège
Que la nature accorde à bien peu d’entre nous !


Son libertinage n’est pas une doctrine ; et son libertinage ne dépend guère d’une métaphysique. Les philosophes l’ont séduit, Platon surtout et Socrate dans les écrits de Platon. Mais, aux dialogues des philosophes, il « se laisse amuser insensiblement comme par une espèce de charme » ; et il ne s’aventure pas à chercher avec eux la vérité : eux-mêmes avaient « peu d’espérance » de la trouver. « Leur modestie les a empêchés de décider dans cet abîme de difficultés presque inépuisable. Ils faisaient avouer au moins qu’on ne peut connaître parfaitement la moindre chose qui soit au monde… » La Fontaine aboutit à une sorte d’agnosticisme où il n’est ni malheureux ni impertinent. L’incertitude philosophique le dispense de rien affirmer : elle lui épargne aussi les négations : et, quand il retournera aux croyances religieuses, il n’aura point à quitter un système. Il fera sans peine son chemin de retour. En attendant, l’incertitude philosophique et la bonhomie l’engagent à regarder la vie humaine, et la sienne, comme une chose de petite conséquence. Le prêtre qui s’occupera de