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l’intéressât : faute de quoi, il préférait le silence !… Comme il devait aller, pour quelques semaines, à Bois-le-Vicomte, Vergier, qui le connaissait de longtemps, écrivit à Mme d’Hervart :


Je voudrais bien le voir aussi,
Dans ces charmans détours que votre parc enserre,
Parler de paix, parler de guerre,
Parler de vers, de vin et d’amoureux souci,
Former d’un vain projet le plan imaginaire,
Changer en cent façons l’ordre de l’univers ;
Sans douter, proposer mille doutes divers :
Puis tout seul s’écarter, comme il fait d’ordinaire,
Non pour rêver à vous qui rêvez tant à lui,
Non pour rêver à quelque affaire,
Mais pour varier son ennui.


Ce n’est pas là le portrait d’un homme grossier, lourd et stupide. La Fontaine, à Bois-le-Vicomte et dans une société fort élégante, où il se sent chez lui, non point en cérémonie, comme il était en cérémonie dans la maison de Condé ; auprès de jolies femmes indulgentes et qui n’ont pas la pruderie que Racine n’eut pas toujours en sa vie, mais eut toujours en son ménage : alors La Fontaine se montre ce qu’il est, vif, enjoué, le plaisir des autres et de lui-même. Il a besoin d’une excitation perpétuelle : et c’est le propre des sensibilités les plus délicates et frémissantes et, plus elles sont frémissantes, bientôt lasses. Elles ont un grand remuement, puis tombent, se reposent. Après qu’il a « changé en cent façons l’ordre de l’univers, » La Fontaine « s’ennuie : » il se repose.

Dans le conte des Filles de Minée, La Fontaine s’écrie : « Je veux des passions ! » S’il ne voulait pas de passions, il croirait que les morts sont heureux. Entre la vie morne d’un « cœur froid » et le néant, il ne fait pas de différence.


La sensibilité de La Fontaine, telle qu’on la voit dans sa poésie, et non dans la légende, mais dans la vérité de son personnage, lui est extrêmement particulière ; et elle étonne chez un écrivain de son temps. Je ne dis pas que le XVIIe siècle ne soit que raison, comme les faiseurs de systèmes historiques ne découvrent aussi, dans la Renaissance, que la luxure et ses prouesses. Le XVIIe siècle aurait inventé la raison, qui dompte la sensibilité, l’opprime, la supprime ? Niaiseries ! et ni Ronsard n’est dénué de raison ni de sensibilité, Racine. Cependant, il est vrai qu’au temps de Ronsard l’idéal de la vie et de l’art a