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pas où le placer. Boileau, qui l’admire et qui l’aime, et qui a défendu Joconde, et qui ne doute pas que « c’est beaucoup dire, » mais qui n’hésite pas à déclarer la nouvelle de son ami « même plus agréablement contée que celle d’Arioste, » Boileau ne sait pas où placer La Fontaine dans son Art poétique ; et il ne l’y place nulle part. En 1675, Mme de Thiange, que La Fontaine appelle un ange et à qui La Fontaine donnait « sa gloire aménager, » fit présent, pour les étrennes, au duc du Maine d’un petit théâtre doré, dit « la Chambre du Sublime. » Mathieu Marais a décrit ce petit théâtre : « Au dedans étaient M. le duc du Maine, M. de La Rochefoucauld, M. Bossuet, alors évêque de Condom, Mme de Thiange et Mme de La Fayette. Au dehors du balustre Despréaux, avec une fourche, empêchait sept ou huit méchans poètes d’approcher. Racine était auprès de Despréaux… Toutes ces figures étaient en cire, en petit, et très ressemblantes… » Et La Fontaine ? Mme de Thiange n’aurait pas oublié La Fontaine. La Fontaine est là, sans y être. Il est là, mais non pas au même rang que Racine ou Despréaux : il est « un peu plus loin ; » Racine lui fait signe d’approcher. Il a de la timidité : c’est qu’il est timide ; mais encore on l’est pour lui, Mme de Thiange n’ose ni l’écarter de la chambre du sublime ni tout à fait l’y installer.

Ce qui montre aussi l’embarras où furent les contemporains, à l’égard de La Fontaine, c’est la légende qui se forma autour de lui. Une légende, habituellement, se substitue à la vérité et la remplace, quand la vérité n’est pas commode. Pour peu que la vérité soit toute simple, on s’en contente. Or, du vivant même de La Fontaine, on lui créa un personnage assez plaisant pour que lui-même en fût satisfait, un personnage qui est celui dont la tradition dure et qui n’est pas véritablement le sien. Je ne prétends pas que cette légende n’eût, avec la vérité, nulle analogie : aucune légende n’est absolument fausse. Et je ne prétends pas que La Fontaine, au bout du compte, ne fût pas « le Bonhomme ; » mais on lui a orné sa bonhomie. Je crois qu’il s’y prêtait ; et on lui en a prêté. Certaines anecdotes célèbres et qui servent à le peindre sont toutes dépourvues d’authenticité, de sorte qu’on vient à se méfier des autres. En 1691, il fit représenter à l’Académie royale de musique son opéra d’Astrée. Et l’on raconte qu’il sortit après l’acte premier, pour aller au café Marion ; là, il s’endormit et, comme un quidam s’étonnait de le rencontrer hors du théâtre, l’auteur d’Astrée affirma que le premier acte l’avait ennuyé à l’excès. Que d’abnégation ! quel détachement de toutes les passions naturelles à un auteur ! Mais, peu de semaines avant qu’Astrée parût aux