Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maîtresse, « te rappelles-tu ce soir de tempête où je revenais du Lido ? » (Le soir dont nous avons nous-même parlé plus haut.) « Peu auparavant, sur le pont du Rialto, j’avais trouvé un motif ; j’avais traduit en notes la parole de l’élément… Sais-tu ce que c’est qu’un motif ? Une petite source d’où peut naître un troupeau de fleuves, une petite semence d’où peut naître une couronne de forêts, une petite étincelle d’où peut naître une chaîne d’incendies sans fin. Dans le monde des origines idéales, il n’y a pas un être plus puissant, un organe de génération plus efficace. Et, pour un cerveau actif, il n’y a pas de joie plus haute que celle que peuvent lui donner les développemens d’une telle énergie…

«… Tantôt je m’étais mis à développer le motif de ce soir orageux, que je veux appeler l’Outre d’Eole. Le voici.

« Il s’approcha du clavier, frappa d’une seule main quelques touches.

— « Cela, et rien de plus. Mais tu ne saurais imaginer la force génératrice de ces quelques notes. Il est né d’elles un tourbillon de musique, et je n’ai pas réussi à le dominer… »

Ainsi, constamment hanté par la musique, on comprend, lorsqu’il se souvient du fameux conseil de l’oracle à Socrate, qu’un d’Annunzio se demande, s’il avait eu pour maître un Socrate, « quelles musiques il aurait pu trouver. »

Deux sortes de musique, deux génies musicaux se sont partagé son âme orageuse : celui de l’ancienne Italie et celui de Wagner. Entre tous les romans contemporains, le Triomphe de la Mort est sans doute le plus directement issu de Tristan et Iseult. Du commencement à la fin, surtout vers la fin, il en porte le signe fatal et la pernicieuse empreinte. La dernière partie du roman contient une analyse de Tristan qui n’a pas sa pareille pour l’intelligence et la fidélité, pour la complaisance que l’écrivain apporte à se reconnaître, à s’admirer (sous les traits de son héros), en son terrible, en son funeste modèle. La mort, la mort proposée, au lieu de la vie, pour fin et pour idéal à l’amour, telle est la malsaine et détestable beauté partout présente, honorée et glorifiée partout, dans le commentaire, ou la glose littéraire, comme dans l’œuvre musicale elle-même.

Dès le prélude de Tristan, d’Annunzio nous signale « l’insatiable désir, exalté jusqu’à l’ivresse de la destruction. » Plus loin, qui l’accuserait de calomnier Iseult en écrivant : « La