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crânement sur leurs chignons la coiffure masculine, une sorte de bonnet de police en soie noire, agrémenté de la cocarde rouge, verte et blanche. Sur les murs, des affiches placardées par l’autorité militaire rappellent les graves soucis de l’heure présente : ce sont des prescriptions et des recommandations pratiques, en cas d’attaque aérienne. On se dit que Milan a été bombardé et que Gênes n’en est pas très loin. C’est pourquoi toutes les précautions ont été prises. L’illumination nocturne est, partout, singulièrement restreinte. Les vitres des réverbères sont peintes en bleu, ce qui donne une petite lumière mystérieuse, infiniment moins lugubre que celle de nos becs de gaz coiffés de leurs sinistres abat-jour.

Dans les villes voisines de la frontière, l’obscurité est à peu près complète. A Milan, on chemine à tâtons le long des canaux déserts, où se reflète mélancoliquement la petite flamme couleur de pervenche d’un falot lointain. Sur la place du Dôme, la galerie Victor-Emmanuel, qui est le véritable forum de la grande cité industrielle, s’ouvre comme une bouche d’ombre, où l’on distingue vaguement les remous de la foule nocturne, obstinée à venir y faire les cent pas coutumiers et à s’entasser aux devantures des cafés masqués de tentures sombres. Au dehors, l’énorme nef de la cathédrale dresse sa mâture géante, émerge fantastiquement des ténèbres du parvis, où les fanaux bleus des tramways, dans leur circulation incessante, se croisent et se poursuivent comme des vols de lucioles dans un soir d’été. Pendant le jour, des ronflemens de moteurs font vibrer tout l’espace. Les avions montent la garde. Leurs escadrilles sillonnent, au-dessus de la ville, toutes les avenues célestes. Parfois un dirigeable passe, évolue majestueusement sur les pinacles du Dôme ; puis il vire brusquement et se perd, en semant sur la cohue des badauds de petits papiers multicolores. Le soir, à l’hôtel, c’est encore au bourdonnement des hélices aériennes que l’on s’endort, rideaux tirés et persiennes closes ; car les règlemens de police sont draconiens, et les mauvais oiseaux d’Autriche sont là tout près, derrière la crête des Alpes, de partout visibles.

A Rome même, où il semble que l’on soit à l’abri de leurs incursions, le spectacle nocturne est à peu près le même. Sauf le Corso où l’animation se concentre et où l’on discute les nouvelles, jusqu’à une heure avancée, devant le café Aragno, la