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leurs, on ne savait combien. C’avait été une grande bataille, et c’était une grande victoire ; mais on ne le disait pas, on se contentait de dire que la flotte allemande de haute mer avait eu brusquement affaire à toute la flotte anglaise, et l’impression qui faisait exulter de joie l’Allemagne résultait de la précision des détails sur les pertes anglaises, de leur imprécision sur les pertes allemandes. Victoire donc ; on carillonna, on illumina, les enfans des écoles eurent encore un jour de congé. Leurs mères eussent préféré pour eux un jour de viande. Peu à peu, on dut déchanter, jusque dans le Reichstag, où l’on confessa « de graves dommages. » Et peu à peu l’opinion générale s’est renversée : il n’y a point eu de victoire allemande, mais une victoire anglaise, qui a coûté très cher, et qui n’a pas été écrasante comme elle eût pu l’être, par suite de circonstances défavorables. La flotte allemande a perdu tout autant et sans doute plus que la flotte britannique, mais, même à égalité de pertes, elle serait battue, puisqu’elle n’était pas, qu’elle n’a jamais été à égalité de forces, et que la flotte anglaise, avec les constructions nouvelles, représente maintenant, en valeur militaire, non plus deux fois, mais de trois à quatre fois la flotte allemande. Et puis il y a ce qu’on ne nous dit pas. Sur le coup, on a signalé l’absence de huit ou neuf navires allemands qui, supposait-on, se seraient réfugiés dans les ports danois ; depuis lors, silence absolu. Ces vaisseaux fantômes, où sont-ils ? Mais d’abord, où allaient-ils ? Il reste là une inconnue.

Six jours après la bataille navale du Skagerrak, le croiseur cuirassé le Hampshire, qui portait en Russie le feld-maréchal Kitchener, a coulé, au Nord de l’Ecosse, aux îles Orcades ; et c’est au moins une coïncidence, si ce n’est une corrélation. Des pertes que l’Angleterre a faites, et qu’elle n’a essayé ni de dissimuler ni de diminuer, voici la plus douloureuse comme la plus irréparable. Dans un moment où de si grandes choses sont à faire, où de si grands intérêts sont enjeu, la vie d’un homme tel que lord Kitchener ne peut s’éteindre sans que la vie de la nation, et peut-être, en une certaine mesure, ses destinées mêmes,’en soient affectées. En temps de crise, et quelle crise ! la plus formidable de tous les temps, rien n’est plus nécessaire à une nation qu’un chef : tout le reste se crée ou se remplace, ou l’on s’en passe ; mais la nation vit ou meurt d’avoir ou de ne pas avoir un chef qui utilise, économise et, d’un mot qui dit tout, organise sa puissance. Lord Kitchener fut, au degré le plus rare, cet homme national, ce chef, cet organisateur. Son esprit était, comme son corps, droit, sain, haut, robuste. On a dit de lui que ses membres vigoureux montraient