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Promenant son regard autour de soi, le colonel Wagner aperçut une femme qui traversait rapidement la voie ferrée, en arrière des troupes.

— Qu’on l’arrête ! dit-il.

Aussitôt deux soldats sortirent des rangs, et empêchèrent la femme d’avancer en croisant devant elle les canons de leurs fusils. La femme ne prononça pas une parole, et se contenta de tordre ses mains avec une mine effarée. Le colonel Wagner s’approcha d’elle.

— Dites-moi ou se trouve la villa des Simonnet !

— Je ne sais pas ! répondit la femme.

— Comment, vous ne savez pas ? Oseriez-vous plaisanter avec moi ? Allons, répondez à ma question, ou bien je vous fais fusiller tout de suite !

— Je ne sais pas !

— Que l’on me fusille cette drôlesse ! s’écria Wagner.

Sur quoi les deux soldats, s’étant reculés de quelques pas, firent feu simultanément ; et le corps de la femme s’abattit à leurs pieds.

Cet incident eut pour effet d’en amener un autre, non moins imprévu. Au moment où la femme venait de tomber, on entendit s’élever un grand éclat de rire ; et une voix perçante s’écria, en patois wallon :

— Oh ! quelle farce ! voilà qu’ils ont fusillé la mère « Je-ne-sais-pas ! »

— Que l’on m’amène ici cet insolent ! commanda Wagner.

Et lorsqu’on lui eut amené l’auteur de l’étrange exclamation, un jeune garçon nu-pieds et nu-tête, avec l’apparence d’un mendiant ou d’un maraudeur :

— Eh bien ! coquin, qu’est-ce qui te fait rire ? Dis-moi tout de suite où se trouve la villa Simonnet, ou bien je t’envoie dans l’autre monde tenir compagnie à cette vieille femme !

— Celle-là est bonne ! les voilà qui ont fusillé la mère « Je-ne-sais-pas ! »

— Misérable idiot ! hurla le colonel, en frappant au visage le jeune garçon, d’un coup de poing qui le fit tomber à terre.

Et sans doute ce geste de l’officier fut interprété comme un signal : car aussitôt deux autres soldats s’élancèrent contre la figure inanimée qui gisait en travers du chemin, et lui écrasèrent la tête avec les crosses de leurs fusils. Ce que voyant, un vieil homme en redingote noire, qui venait de sortir de l’une des maisons voisines, s’avança vers le colonel, ôta poliment son chapeau, et dit en français, d’une voix contenue :

— Monsieur, vous avez fait là deux choses que vous n’auriez sûrement pas faites si vous aviez pu connaître la vérité ! Cette pauvre femme que vos hommes ont fusillée était complètement sourde. Tout le monde ici l’appelait : la mère « Je-ne-sais-pas, » parce que ces mots lui servaient de réponse à toutes les questions qu’on lui adressait. Et quant à ce malheureux garçon que vous avez soupçonné de se moquer de vous, celui-là était un faible d’esprit bien innocent de ce que ses paroles pouvaient avoir d’incorrect. Si vous aviez interrogé, de préférence, n’importe quel habitant qui fût en état de vous répondre, vous auriez appris tout de suite que la villa Simonnet état la quatrième à droite, en remontant la rue !

Bien loin d’exprimer le moindre remords de sa double erreur, comme