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ni d’ânes pour traîner, l’homme s’attelle à une charrette à bras. Les pauvres poussent des brouettes. Enfin, ceux qui n’ont rien vont à pied, tribus errantes, un bâton sur l’épaule, balançant le mouchoir noué sur tout leur bien...

Au pas, régulièrement, sans tourner la tête, sans s’arrêter, ils marchent droit devant eux, l’un à la suite de l’autre, les cornes des bœufs chargées de la paille qui tombe du char à foin qui les précède, la tête de l’homme près de la croupe du dernier bœuf, la brouette derrière le char-à-bancs, et les vieux claudicanss e soutenant l’un l’autre. On porte une vieille infirme sur un fauteuil. Ceux-là poussent devant eux d’immenses troupeaux de moutons dans une dernière auréole de poussière et de soleil.

C’est une file ininterrompue qui s’allonge sur toutes les routes, venant du Nord et de l’Est, fuyant vers le Midi. Un torrent qui s’écoule, auquel ne peut résister aucune digue, l’invasion pacifique avant l’autre invasion. La route leur appartient. C’est l’exode... Ce sont les fuyards séculaires que chasse devant elle la horde sauvage, les migrateurs, ceux qui annoncent l’ennemi.

— D’où venez-vous ?

Un cycliste interpellé se lève droit sur ses pédales :

— Etes-vous fous ? Que faites-vous encore en cette ville ? On se bat à Villers-Cotterets. On se bat à Crespy-en-Valois. Demain ils seront à Dammartin. Et dans deux jours chez vous !

Toute la nuit, la procession continue sur les routes. Chaque voiture a une lanterne, et l’on dirait une chaîne de lucioles dansant sur les collines au bruit de mille grelots.

L’armée anglaise en retraite traverse la ville. Des patrouilles de dragons croisent à travers champs. Les chevaux galopent lourdement, hennissent, se battent... On s’imagine entendre les uhlans.

A minuit, le dernier petit boy-scout parcourt les demeures des infirmières. Le dernier Croix-Rouge tinte à travers la nuit ; dernier appel, dernière réunion. Le ministère a répondu par un ordre de dislocation. Il n’y a plus d’ambulance.

Dans un train qui va partir, on met un wagon à la disposition des infirmières... Il n’y a pas de temps à perdre : « ils » vont être là.

« Ils » vont être là !..,