Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 33.djvu/934

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans son impuissante détresse, la petite pleure. Ses larmes tombent, chaudes et salées, sur le front de l’agonisant. Elle reste là, elle ne sait plus combien de temps. Cela lui parait des heures et des heures, cela ne finira jamais. Elle a mis ses lèvres à la coupe amère. Jamais plus elles ne s’en détacheront. Elle a touché le fond de la misère humaine. Cet homme va mourir là, sur son épaule, et tout va mourir, ici...

Le cheminot revient avec des vivres et des coussins de balle d’avoine. Un aumônier l’a suivi.

Ils trouvent l’agonisant endormi sur l’épaule de la jeune femme... Le train va repartir... Avec mille précautions ils soulèvent le pauvre corps apaisé, le calent avec des coussins dans l’angle du wagon. Et le prêtre, comme adieu, lui donne l’absolution suprême...

1er septembre. — Les hôpitaux sont évacués ou vont partir. On ne sait plus rien. On vit dans un rêve. On raconte que la forêt de Compiègne brûle, que Soissons est en flammes, que l’état-major anglais est dans les environs, que Paris est perdu... et que l’on entend le canon.

A l’infirmerie, plus personne qu’une dizaine de dames et le « Patron. »

Le matin, un petit automobiliste anglais vient se faire panser le pouce. On l’interroge. Il ne sait rien. Il vient de Compiègne. Il va vers le Sud, il est content de son sort et rit tant qu’il peut. Il n’a pas l’air de faire la guerre. Il est là comme en excursion. Son assurance et sa belle humeur ramènent, pour un instant, un peu de gaieté dans l’ambulance.

Le morne après-midi se passe à l’infirmerie, toutes portes fermées, dans la chaleur, l’attente et l’abandon.

Le brouhaha des gens qui partent vient frapper les murs de la grande salle blanche. Tout est en ordre. Sur le comptoir de marbre poli les piles de boîtes minutieusement étiquetées, les rangées de bocaux, les alignemens de flacons inégaux, les plateaux et les cuvettes... l’étuve... le fourneau à gaz... les cinq lits blancs... la symphonie des petites choses très nettes et très pures chante dans le silence et l’espace désert... Les deux dames de garde, très blanches aussi, s’immobilisent sur deux chaises, écoutant le concert des petites voix familières accompagnées en sourdine par les battemens angoissés de leur cœur.