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régulier comme un soufflet de forge. En face, une plainte douce et vague : « J’ai soif ! »

Ils sont vingt, trente, là, étendus côte à côte... Il ne faut pas réveiller ceux qui dorment : ils sont si malheureux ! Un petit chasseur se plaint. Il ne peut remuer, il a le bassin fracturé ; mais comme il boirait bien un peu de bouillon ! Ceux-là grelottent de fièvre : « De l’eau ! rien que de l’eau ! »

Le cheminot fixe son falot à la portière et court aux provisions. La jeune femme reste toute seule avec eux.

Près du pauvre petit chasseur immobile, l’homme qui râle se met à délirer tout haut. C’est un homme à barbe grise, maigre, cave, les deux mains crispées sur sa poitrine. Il hoquette, il étouffe. Le petit chasseur explique que « depuis le commencement, c’est comme cela. » Il a une balle dans le poumon.

Entre le petit chasseur et le moribond la jeune femme s’est agenouillée, attendant du secours. Elle remue la paille doucement autour d’eux, préparant leur litière ; elle fait des coussins pour la tête, elle en fait pour soutenir les jambes... Le moribond s’épuise en efforts désespérés. Il veut se mettre sur son séant, il étouffe. Elle l’aide, doucement, doucement... La pauvre tête ballotte, le corps oscille et ploie comme une tige déracinée.

La petite le soutient de son épaule, et la pauvre tête, son point d’appui trouvé, cherche refuge là. Les mains fiévreuses se tordent en convulsions, grattent le drap de la capote et cherchent à ramener sur le corps une couverture imaginaire. La pression de deux petites mains fraîches les calme.

Il s’est emparé d’elle, il s’accroche à elle, il ne veut plus la quitter. Maintenant, des paroles saccadées, entrecoupées de hoquets et de râles, sortent de ses lèvres qui tremblent :

« Les vaches ! Ils m’ont crevé ! Et je n’en ai pas crevé un seul ! J’ai quatre enfans ! Les vaches ! ils m’auront eu ! Madame, descendez-moi ! Ne partez pas ! Ne partez pas, madame ! Descendez-moi ! Mourir, mourir dehors, que j’dis ! Pas là-dedans, dehors ! Mourir dehors, mourir dehors ! »

Monotone, lente, convulsive, la plainte s’exhale après chaque râle : « Mourir dehors ! »

La lueur du falot baisse... Quelques blessés réveillés par leur camarade se mettent à gémir aussi. Le chasseur s’agite avec de petits grognemens, et toujours la plainte monotone : « Mourir dehors, mourir dehors ! »