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— Les sabres taillaient, les baïonnettes crevaient la chair molle. Quand nous n’avions plus d’armes, nous luttions avec nos griffes, avec nos dents, comme un troupeau de loups sauvages. Le village fut pris et reperdu cinq fois.

— Nous les arrêterons.

— Quand nous avions détruit un régiment, un autre surgissait comme de dessous la terre. Dans le sang de leurs morts germent des bataillons.

— Nous les arrêterons.

— Tous nos camarades sont restés là-bas. Le colonel est mort, les lieutenans, cinq capitaines...

— Nous les arrêterons.

... Et voilà que tu apprends que celui-là que tu aimais... celui-là que tu t’efforces de reconnaître dans chaque pauvre visage mutilé... celui dont la seule pensée décuple ton courage... celui qui te soutenait, qui t’exaltait... ta seule raison d’être... ta joie, ton orgueil, ton espoir et ton secret tourment... celui qui te rend si vaillante et si forte, et si douce à tous ceux qui passent... le centre de ta vie, la racine profonde de l’arbre de ta destinée... voilà que tu apprends que ces blessés qui passent l’ont vu tomber, là-bas, et l’ont laissé.

Voilà que sur les réalités de tout à l’heure un grand voile descend... que tout se dérobe... que le vertige s’empare de toi, et que tout fuit... et que tu sens dans l’univers immense ton cœur seulement exister, sous ta douleur qui te semble au centre du monde...

Voilà l’épreuve dernière où tout va sombrer. Voilà que tout maintenant va finir. Tous meurent, et le tien aussi, que tu voulais invulnérable. Tous meurent... et le tien… Tout n’est-il pas perdu ?

Alors, d’un élan farouche, tu te redresses, tendue vers l’absolu, quand même, et combattant sur l’idéal terrain où le prix du sacrifice est sans mesure. Après le baptême de la Douleur, tu comprends maintenant la valeur de ta race, tu vois nettement le signe dont elle fut marquée. Levée en face de ceux qui doutent, claire et droite sous la magnifique lumière de la douloureuse foi, tu affirmes tranquillement :

— Nous les arrêterons.

Vraiment, il y avait un certain mérite à ne pas désespérer... Voilà que le torrent ne charriait plus seulement les tronçons