Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 33.djvu/926

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

huit wagons, maintenant, et quels wagons ! Et tout le train, bientôt, qu’il te faudra parcourir, un lourd bidon de grog ou de café au bras, interrogeant, cherchant, fouillant tous les recoins à la découverte des abandonnés, grimpant, sautant, enjambant les marches et les corps, rampant sous les civières, recueillant les prières, les plaintes, t’ingéniant à soulager avec des moyens de fortune les pires misères, et les plus désespérées.

Ils t’appelleront ma sœur, ils t’appelleront maman, ils s’obstineront à te reconnaître pour « une dame qui habite Paris... Oh ! vous lui ressemblez tant ! » Leurs yeux te supplieront de rester le plus longtemps possible et de leur sourire, de leur sourire inlassablement.

Et souvent, tu n’auras rien à leur donner que ce sourire et le geste maternel de passer sur un front brûlant ta main fiévreuse aussi, mais qu’ils trouveront fraîche... Oh ! la suprême tentation, avec ta main, d’y poser tes lèvres... sur la pâleur de cette face que l’ombre de la mort bleuit... la pauvre face douloureuse de tous ceux-là qui passent, terrassés, abattus, tous ceux-là, tes frères, tes maris, tes fils, tes pères, ta race et ton sang... ceux qui furent si beaux, si grands et qui te semblent si petits... tes enfans, tous ceux-là, tes pauvres enfans sur qui tu pleures !

Voici que l’heure est venue de la servitude et de la douleur.

La tâche devient écrasante. Il y a des blessés partout, dans les trains de voyageurs, dans les fourgons de marchandises, et les trains d’évacuation ne se comptent plus. Pour un d’annoncé il en arrive trois. On ne les annonce même plus à l’avance.

Il faut un service permanent sur les quais. Plusieurs services en même temps sur plusieurs quais. Le personnel des cuisines succombe à la tâche. On bat le rappel en ville. On manque de linge, on manque de lait. De quoi ne manque-t-on pas ? Et cependant les administrateurs se multiplient. Ils seront les maîtres de la situation, coûte que coûte : et l’on sent la volonté ferme de rester l’organisation modèle.

— Chez-nous, on ne flanchera pas. Le Patron l’a dit.

26-27 août. — L’évacuation des blessés de Charleroi continue. Il y en a trop. Certains courages commencent à faiblir. Par contre, la Foi, ayant à lutter, prend conscience de sa force et de ses profondes racines.

— Nous étions dix contre un.

— Nous les arrêterons.