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Ce sont des soldats du 17e corps. Ils sont tellement surpris d’en être réchappes qu’ils ne se rendent pas encore bien compte de la distance qui les sépare du champ de bataille. Ils ne sont pas encore certains d’être saufs.

A l’ambulance, les visages se sont assombris :

— Mais enfin... passeront-ils ?

— Nous les avons délogés du bois à la baïonnette.

C’est tout ce qu’ils savent, et pour cela ils sont contens. Qu’importe ce qui est arrivé ailleurs ? Eux, dans leur coin, ils ont fait consciencieusement leur ouvrage. Nous les avons délogés à la baïonnette.

De groupe en groupe, on glane des détails effarans.

— Au lieu de fusils, ils ont des mitrailleuses. Oui... Cla-cla-cla-cla... des compagnies entières... Il y en a dans tous les buissons, derrière chaque arbre, dans les branches... La forêt d’Ardennes en est bourrée comme de feuilles... Plus on en tue, plus il en sort...

Mais enfin, passeront-ils ?

Nous les avons délogés à la baïonnette...

Le train part... Un certain malaise règne sur les quais où traînent les lambeaux de pansemens rouges. Pour la première fois, les têtes se courbent et les mouvemens spontanés se paralysent. Sur la flamme d’espoir un souffle d’angoisse a passé. Chacun se tait, portant son propre souci...

Un autre train... un autre train... un autre encore ! La journée est accablante. Chaleur torride. Les coiffes blanches serrent les tempes comme un étau, les cheveux plaquent sur les fronts luisans de sueur, les gorges sèchent de soif et de poussière : il faut courir, il faut courir ! Voici que l’heure de la vraie servitude est arrivée...

La voie charrie des blessés comme un torrent les troncs d’arbres de la forêt dévastée. Voici qu’il ne s’agit plus de donner son temps, maintenant, et son savoir, mais son cœur, tout son cœur, toute l’inépuisable pitié, toute la fraternelle charité, tout le dévouement et tout l’amour.

Voici qu’il te faudra refaire quotidiennement le miracle de la multiplication des pains et du multiple don de toi-même. Ce ne sont plus tes quatre wagons que, pendant deux heures, bien à l’aise, tu as le loisir de visiter soigneusement, homme par homme, avec des gestes jolis et des rites minutieux. Six wagons,