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Après cette première manifestation, le délire ne connaissait plus de bornes. Frénétiquement, la malade se jetait sur son plus proche voisin, et bras, jambes, cuisses, tête, ventre, épaules, doigts passaient entre ses mains armées d’iode et d’eau bouillie. Une fièvre sacrée l’exaltait, elle devenait machine à panser, et rien ne l’arrêtait, pas même la défense du médecin !

L’épidémie les gagnant toutes, ce fut à chaque train une débauche de coton, de toile, de tarlatane, de taffetas gommé. Sur les civières, sur les banquettes, sur la paille, sur les marche-pieds, sur les quais ; debout, couchés ; à l’abri, en plein vent, au soleil, à la pluie, à la poussière, au froid, au chaud, ce n’étaient que pans de chemise flottans, poitrails nus, flancs ouverts, jambes déculottées. Elles pansaient, pansaient, pansaient.

La maladie prit des proportions tellement inquiétantes que tous les docteurs se liguèrent pour sévir. Ils employèrent les grands remèdes : ils enlevèrent tout droit de pansement à une bonne moitié des infirmières qu’ils renvoyèrent à leurs occupations de la lingerie ou du ravitaillement. Ils firent surgir un ordre du ministère interdisant aux dames de toucher aux pansemens sans l’ordre formel du médecin-major.

Ainsi végéta misérablement le microbe après avoir connu de si beaux jours.

L’OVATION. — Nuit d’été, claire, étouffante. Du train montant qui passe sortent d’étranges sons de cornemuse grêles, aigres, nasillards. « C’est la nouba des Marocains, » explique un officier aux infirmières qui veillent sur le quai.

Aux portières, quelques burnous blancs. Tout à coup ils ont aperçu le drapeau de la Croix-Rouge et les jeunes femmes groupées devant la porte. En une seconde, farouchement, comme prendrait le feu, c’est la fantasia la plus échevelée. Des portières au toit, d’un wagon à l’autre, pendus par un bras dans le vide, gesticulant, hurlant, les regards jaillissant comme d’un brasier, les burnous déployés couvrant soudainement tout le train de grands battemens d’ailes blanches, on dirait une danse de fakirs. C’est un éclair de la folie guerrière et de la frénésie des batailles. On sent l’odeur de la poudre et du sang. On partirait en magnifiques chevauchées, chargeant à mort, droit sur les destriers...

Ils crient et leur nouba nasille Sambre-et-Meuse. Que crient-ils, ces démons ? Quel blasphème ?