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C’était en effet l’époque où la rivalité de l’Angleterre et de la Russie était le plus âpre en Orient. La Russie s’était avancée dans l’Asie centrale jusqu’aux confins des Indes. Elle avait construit le Transcaspien. Les généraux russes parlaient couramment de l’attaque des Indes. La question d’Egypte était devenue aiguë. L’influence de la Russie paraissait prépondérante à Constantinople. Or, c’est à ce moment que l’Allemagne, profitant très habilement des circonstances, commença sa pénétration en Orient. Elle sut écarter la Russie et l’Angleterre de ce terrain où elles se menaçaient réciproquement, et y prendre leur place. La Russie s’en fut vers un rêve de domination asiatique jusqu’en Extrême-Orient, où elle allait se heurter au Japon ; l’Angleterre reprit ses démêlés avec la France, dont la politique coloniale l’inquiétait, et tourna son attention vers l’Afrique. Le Drang nach Osten allait devenir la grande conception germanique et se traduire pratiquement par le chemin de fer de Bagdad et la colonisation de l’Asie Mineure et de la Mésopotamie.

Or, aujourd’hui, les Russes et les Anglais ont enfin compris le danger. Et, nous ne nous lasserons pas de le répéter, cette entente tardive a amené l’Allemagne à déchaîner la guerre pour préserver l’œuvre de domination qu’elle avait élaborée en Orient et qu’elle comptait étendre à l’Occident et au monde entier.

Tout est changé du coup dans le Levant, et il ne s’agit plus de craindre que les Russes s’établissent en conquérans sur la ligne Erzeroum-Alexandrette. Les Anglais sont en Mésopotamie et en Egypte, et, unis désormais aux Russes, ils luttent pour expulser les Germaniques du Levant et libérer les nationalités opprimées et saignées par le tortionnaire ottoman.

Or, où peuvent se joindre les Anglais et les Russes, sinon précisément à Alep et Alexandrette ? Et comment n’y ont-ils pas songé plus tôt ? L’histoire de cette guerre nous révélera plus tard d’étranges et inexplicables erreurs. Il ne pouvait guère en être autrement, dans la surprise des événemens et par suite des situations respectives des belligérans. L’étendue et la violence de la lutte ont dépassé tout ce qu’avaient pu imaginer les doctrinaires de la politique internationale et de la guerre moderne. Seuls peut-être les Allemands avaient prévu le développement formidable du conflit et s’y étaient préparés en