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LA « FIÈVRE » DU PANSEMENT. — Le microbe mit un certain temps à éclore et à se développer. Il manquait de hardiesse, d’habitude, le terrain était trop neuf.

Il ne piqua pas tout le monde en même temps et fit d’abord son apparition chez celles que, secrètement, tourmentait la « vocation. » Il paya d’audace, et la contagion fit d’étonnans progrès. Bientôt le mal éclata dans sa virulence et la plus timide en fut infectée.

La crise débutait par une élévation de température, des mouvemens désordonnés et une grande nervosité dès l’approche d’un train de blessés. La fièvre augmentait à l’apparition du premier soldat couché sur une civière. A la vue d’un membre enveloppé dans un lambeau de toile rougie, les pulsations se précipitaient, les gestes perdaient de plus en plus leur coordination, le cerveau battait la campagne et les premiers symptômes se déclaraient.

Les doigts palpaient d’abord innocemment les alentours de la plaie convoitée. On offrait d’entailler le drap de la capote raidie, on proposait des épingles de sûreté, on tâtait avec délices la peau saine de chaque côté de la blessure, on posait d’insidieuses questions : « N’est-ce pas trop serré ? N’est-ce pas trop sec ? Est-ce solide ? » Le brave soldat tombait immédiatement dans le piège : d’ailleurs, il ne demandait pas mieux. Alors les doigts tremblans se jetaient sur la proie. — L’ivresse de déplier les bandes, d’enlever un à un les carrés protecteurs, de sentir la toile résister, de tamponner à l’eau tiède, de voir le coton se détacher flocon par flocon, de découvrir enfin la plaie, le mystère caché sous tant de voiles, le trou net et rond de la balle, auréolé de violet, où des bourrelets de chairs granuleuses et noircies forment entonnoir, l’entrée d’une baïonnette, ouverte sur la peau comme une bouche grimaçante et lippue s’épanouissant en hideux sourire, la pire curiosité des blessures que l’on n’ose découvrir tout à fait, tant elles paraissent horribles et profondes, l’étrange émotion de sentir sous sa dépendance ces grands corps de guerriers abattus, la vanité de remplacer par un ouvrage de ses propres mains l’ancien pansement a priori détestable, la persuasion de sauver un condamné à mort... et la gloire d’avoir bien mérité de la patrie !

Ainsi se développait l’accès normal.