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subis est tellement indigne d’un homme, tellement cruel et brutal, que je te souhaiterais d’aller bientôt aux tranchées pour être délivré de tes bourreaux. Mon chéri, ne prends pas tant tout à cœur... Laisse MM. les officiers faire ce qu’ils veulent, quelque scandaleux que ce soit, puisque tu ne peux rien y changer... A ta place, je montrerais tes mains blessées à l’officier ; il faudra bien qu’il te donne congé jusqu’à ce qu’elles soient guéries, car ces terribles sous-officiers n’ont pourtant pas le droit d’écorcher les gens. Un propriétaire de X... m’a montré une lettre de son fils en Galicie et d’un autre fils en Argonne. Eh bien ! on y apprend bien des choses ; grâce à de telles lettres du front, la vérité finit quand même par filtrer peu à peu. Ah ! tu aurais dû entendre parler cet homme simple, tu aurais dû entendre ses manières de voir au sujet de la guerre et de la politique ; je crois que tu y aurais pris plaisir. Mais d’une chose je suis certaine, mon chéri, c’est que non seulement vous autres, qui êtes là-bas en campagne, deviendrez des sozialdemocrates, mais ici aussi, les Allemands restés en Allemagne le deviendront... Tu me connais assez pour savoir que je ne suis pas d’un caractère fantaisiste, mais bien trop raisonnable et réaliste pour ne pas me rendre compte que l’enthousiasme des « braves Feldgrauen » n’est pas si fameux, de même que « l’incomparable discipline » qu’on ne cesse de tant vanter, car je sais par des témoins oculaires que les officiers allemands ont pillé en Pologne tout comme les plus grands voleurs ; mais de telles choses, on ne doit pas les savoir, et il vaut mieux aussi qu’on les ignore, afin que le dernier reste de l’idéal de loyauté allemande ne nous soit pas enlevé... Si tu es dans la tranchée, cher Willy, je t’en supplie, chéri de mon cœur, ne t’expose pas inutilement au danger. Sois aussi un « tire au flanc ; » d’autres le font aussi. »

Les départs de soldats, — sans résultats appréciables, — arrachent des cris de pitié. « 2 000 hommes encore partis la semaine dernière, écrit-on de Siegen, le 5 décembre : il n’y a pour ainsi dire plus aucun homme ici entre dix-huit et quarante-cinq ans, sauf ceux qui sont complètement vermoulus. » L’appel de la classe 1897 (notre classe 1917) fait hausser les épaules. » Si ceux-là sont obligés d’être soldats et d’aller en campagne, écrit-on de Oberrothweit le 31 janvier, il faudra leur donner des jouets. »

Mais c’est toujours la gêne croissante qui domine les lettres.