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Leipzig, 14 décembre.

« Mon cher fils,

« Nous voici bientôt à Noël, et toutes nos espérances sur la paix et des temps meilleurs sont toujours dans le vague. Autant que nous pouvons en juger, cela va toujours plus mal pour nous. Mais au Reichstag et dans les journaux on veut jeter de la poudre aux yeux aux travailleurs. On dit toujours que nous avons assez de vivres et que les Anglais ne pourront pas nous affamer. Les gens qui ont de l’argent peuvent bien tenir, mais la classe ouvrière est déjà sur le point de mourir de faim... Par exemple, nous n’avons plus de lait, plus de graisse, plus de beurre, nous n’avons que du mauvais pain de pommes de terre, et encore pas assez, pas de viande. Il y a deux jours dans la semaine qui sont des jours sans viande et où les bouchers sont fermés... Je ne peux que te dire qu’il est dur d’être dans des conditions pareilles, on ne peut pas vivre et on souffre tout le temps de la faim... Il n’y a rien à faire que de continuer à crever de faim et d’attendre qu’il plaise aux criminels de faire la paix... Toute la rue est pleine de femmes en rangs serrés, surveillées par des agens de police... Et quand elles ont attendu une demi-journée, elles peuvent arriver à avoir une demi-livre de graisse (à 2 marks 25 la livre). Voilà ce qui se passe, à Leipzig. Et on lit dans les journaux que nous avons des vivres !

« Ton père... »


Berlin, 10 décembre.

«... En Allemagne, il n’y a plus de beurre. A Oberschvenewerde, un certain samedi, six crémeries ont été prises d’assaut, tout a été mis en pièces : confitures et fromages ont été volés. Les rues étaient pleines de monde. Les gendarmes ne purent maintenir l’ordre ; l’un d’eux fit un discours pour dire que ce n’était pas le moment de se faire la guerre entre Allemands, que le peuple devrait faire tous les sacrifices pour rendre vain le plan de l’Angleterre de nous affamer. Alors ils ont battu le gendarme de telle sorte qu’on l’a emporté sur une civière. Des agens de police montés sont venus de Berlin et ont mis sabre au clair. »