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à tirer de ces témoignages ce qu’on en peut extraire. Il n’est pas interdit à un soldat de redevenir parfois historien, et j’ai essayé, avec ces documens, — en est-il pour l’histoire de plus sûrs que les lettres ? — de me faire une idée de ce que l’Allemand a pu penser, durant ces trois mois, de l’effort tenté et de l’échec constaté. Si, ensuite, on relit les gazettes d’outre-Rhin, on est frappé, du contraste, et on comprend bien pourquoi on trouve à plusieurs reprises dans ces lettres la pensée que le soldat S..., du 208e de réserve, formule le 15 avril : « Quelle dérision quand on lit parfois dans les journaux !... »

Il m’a paru curieux de suivre, à travers ces lettres et carnets, — je ne citerai que très subsidiairement les interrogatoires, — les fluctuations de l’opinion et sa véridique expression. Je m’abaisserais si je me croyais obligé de déclarer que je n’ai en rien sollicité ces textes. Mon passé d’historien est une suffisante garantie de ma bonne foi.

Mais je tiens à formuler une dernière remarque, qui précisément s’impose à un historien de métier.

Nous avons eu entre les mains un millier de témoignages environ. Quelques-uns sont insignifians, — très peu. Si d’autres paraissent d’abord peu intéressans, leur masse cependant impressionne : après quelques heures de cette lecture, on semble entendre une sorte de concert grondant de mécontentemens. Prenons cinquante lettres, ce ne sont point vingt ou trente ou quarante lettres qui se plaignent, ce sont, depuis quatre ou cinq mois, cinquante sur cinquante où se lisent le trouble, l’appréhension, l’aigreur, l’exaspération, parfois la révolte. Que serait-ce si, — au lieu de mille lettres, — dix mille, cent mille lettres étaient étalées devant nous ?

J’irai plus loin : nous avons là un minimum de plaintes, soit du côté des parens qui écrivent de l’arrière, soit du côté des soldats qui écrivent du front.

« Je pourrais te raconter bien des choses, — ai-je lu dans une lettre de Mikultschütz (Prusse) du 25 avril, — mais cela n’est pas possible, car si la lettre se perdait et si quelqu’un la lisait, je pourrais être punie (par la police). » Voilà la crainte que je vois formuler dans bien d’autres lettres, et voici un scrupule plus honorable exprimé après quelques lamentations : « Tu comprends qu’on n’a guère envie dans ces conditions d’écrire de l’intérieur au front. » Craintes ou scrupules, le soldat du