Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 33.djvu/844

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il retourne, d’instinct, aux conceptions épouvantées de l’An mil, aux images du XIIIe et du XIVe siècle. Le Prince des Démons, avec ses cornes, ses griffes et ses ailes de chauve-souris, quitte le tympan des vieilles cathédrales, la « pesée des âmes, » les chaudières où « damnés sont boullus, » et opère une rentrée triomphale aux kiosques des boulevards et dans les bibliothèques de chemins de fer, partout où l’on débite l’ironie vengeresse et le symbole à bon marché. Raemaekers, Edmund Sullivan, Will Dyson, la plupart des caricaturistes américains et allemands l’enrôlent dans leur troupe et en tirent des services éminens. Circé a quitté son rivage antique pour venir, chez Dyson et Sullivan, verser son breuvage maléfique aux » Boches » de 1914. La vieille Mort de Holbein est rentrée dans le cycle habituel des figures qu’on voit dans les journaux. Il ne faut pas s’en étonner. L’imagination plastique de l’homme est beaucoup moins étendue qu’on ne le croit et surtout moins variée. C’est la Nature qui est variée infiniment. Un seul coup de sonde, au fond de la mer, ramène plus de monstres que n’en ont jamais enfanté, dans les bestiaires, les volucraires ou les cathédrales, tous les cerveaux du XIIIe siècle, appliqués à s’évader de la Nature et à découvrir de l’irréel. On vit, dès qu’on touche au symbole, sur les formes du Passé. Et ce sont les êtres surnaturels rêvés par Orcagna pour le Campo Santo de Pise qui reviennent, aujourd’hui encore, incarner les puissances du Mal dans le Life de New-York, ou l’Ulk de Berlin.

Et aussi les puissances du Bien. On ne s’expliquerait pas, autrement, la présence du Christ dans ces petits dessins autrefois qualifiés de « caricatures. » Or cette présence est fréquente. Il apparaît, chez Raemaekers, dans le Bulletin de Sydney, en France, dans les estampes, jusque dans des cartes postales populaires, toutes les fois que la prétention des Allemands d’être le « fléau de Dieu » provoque chez nous un sursaut d’indignation. Le contraste entre l’esprit de l’Evangile et leurs actes est si flagrant, que les peuples le moins habitués à transposer leurs idéals en des symboles bibliques et religieux ont senti le besoin de protester. En entendant les faussaires et les assassins dire : Gott mit uns ! les gens mêmes qui n’avaient nullement l’habitude de faire intervenir l’idée de la divinité dans leurs spéculations théoriques se sont révoltés, leur ont dénié le droit d’invoquer cet idéal de la Justice et l’ont