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la route : le chevalier chemine toujours du même pas, sans voir, sans entendre ce vain bruit de quolibets, et son cheval placide ne sent même pas les facéties d’un singe coiffé du képi français, une sorte de Bandar-Log qui gambade et lui tire la queue. A l’arrière-plan, la forêt et la montagne mystérieuses se sont abaissées, et l’on voit, dans la lumière, un ange déployant des inscriptions sacrées. « Bismarck, 1815-1915. Nous craignons Dieu et nul autre. » La Espana, de Madrid, a fait une adaptation semblable, mais sans modifier, autant, l’idée primitive de Dürer. Chez elle, c’est le Kaiser qui est entré dans l’armure du chevalier et à travers la forêt, on voit brûler la cathédrale de Reims. Ainsi, pour donner une image saisissante de l’Allemagne contemporaine, il a fallu adapter un dessin vieux de quatre cents ans.

Toutefois, il y a là un signe que la caricature élargit ses moyens d’expression. Ce recours à des formes nobles et à de graves symboles doit retenir notre attention. Certes, l’évolution symboliste de la caricature est bien antérieure à la guerre. Elle était nettement perceptible, déjà, chez les maîtres, il y a une vingtaine d’années. Mais la guerre l’a précipitée peut-être et, en tout cas, l’a fait mieux voir. Ce qu’on appelait autrefois, et ce qu’on appelle encore, par habitude et faute d’un mot plus précis, une « caricature, » dans l’imagerie politique, n’a souvent rien de la « charge » et ne déforme plus du tout les proportions., Il n’y a pas plus de déformations dans les dessins de Bernard Partridge, du Punch, qui sont qualifiés « caricatures » que dans les planches de l’Illustration, signées de M. Jonas, qui ne le sont pas. Si l’on désigne encore de ce nom les dessins de Raemaekers et de M. Forain, où les figures ne sont point davantage déformées, c’est que ce terme ne désigne plus expressément le grotesque ou la » charge, » mais s’étend à quelque autre chose, dont on n’a pas encore trouvé la définition. Cette autre chose, c’est toute image qui caractérise fortement un état moral ou une attitude politique, sous une forme brève et intelligible à première vue.

Ainsi, le même terme sert aujourd’hui à qualifier trois sortes d’images, tout à fait différentes d’art et d’intention et parfois contradictoires. On appelle « caricatures » les formes exagérées et grotesques, sans légende ni intention morale : c’est la caricature de Léonard de Vinci. On appelle aussi « caricatures » les scènes ironiques par leur intention, sans aucune forme