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terre s’élèvent pour l’accuser. « Voilà le profanateur ! » disent les statues de sainte Clotilde et d’un saint moine, devant la cathédrale incendiée. Et l’Allemand, ainsi interpellé, tombe à genoux, épouvanté que les pierres parlent. « C’est une guerre de conquête ! Me voici, je ne puis faire autrement ! » s’écrie Liebknecht, suivant l’exemple de Luther, en se présentant devant le Kaiser cuirassé, casqué, pensif, — et ce mot retentit comme un premier glas de la conscience individuelle. D’autres cris l’environnent, des cris frêles, des voix d’enfans innombrables noyés par ses sous-marins : les faces enfantines paraissent encore au-dessus du flot qui monte, les yeux révulsés dans les orbites, et les voix des Innocens affolent Hérode. « Ils crient : maman ! mais j’entends toujours : meurtrier ! » dit Hérode, en se bouchant les oreilles [1]. Les cassolettes de ses thuriféraires ont beau l’envelopper des vapeurs opiacées du sophisme : les cris d’enfans le dégrisent et les théories de Bernhardi, sur l’humanité de la guerre inhumaine, sont impuissantes à dissiper son cauchemar...

Le Bernhardi, lui, est radieux. Il n’a pas compris la leçon des choses. A la Mort, vieille coquette, chaussée d’escarpins, coiffée de roses, et qui manie l’éventail, il offre un bouquet composé de crânes et de mains squelettiques. « Vous n’en espériez pas tant, n’est-ce pas ? » dit-il en saluant avec la grâce d’un pachyderme. Raemackers a résumé en lui tous les caractères du « Boche » moderne. La tête rasée à la manière « hygiénique, » le cou en bourrelet, le rire gras, le ventre sanglé et triomphant, il tient son casque par la pointe, selon le geste habituel du vieux Guillaume Ier aux bals de la Cour. La vieille coquette lui paraît encore digne de ses hommages. Mais le Maître, plus sensible, sinon moins coupable, s’épouvante déjà et s’excuse. Il n’a pas voulu cette guerre, il le jure. Il fuit l’apparition du Christ lumineux, et, courbé, hagard, il balbutie : « Nous ne sommes pas... ne sommes pas... des barbares. » Il s’éveille, le matin, encore hésitant devant le réel ; et tandis qu’un laquais, en grande tenue, lui apporte son déjeuner, il murmure : « Je rêvais si délicieusement que tout cela n’était pas arrivé ! »

C’est que la guerre n’est pas chose moins terrible pour son peuple que pour les autres. Qu’est-ce que cette effroyable valse où est entraînée la pauvre Germania, exsangue et défaillante,

  1. Dans le texte hollandais, les deux mots mœder, mortier sonnent à peu près de même.