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autre point encore, le satiriste allemand est manifestement gêné : l’union des Français. Là encore, pour faire son œuvre, il est obligé de montrer le contraire de ce qui est. Selon lui, la guillotine est dressée sur la place de la Concorde ; le bourreau, masqué, attend les chefs de l’Etat français, qui vont « encore une fois perdre la tête. » Mais une certaine affectation d’impartialité est souvent sensible. Un dessin de l’Ulk figure une représentation à Berlin, les bustes de Molière et de Shakspeare sur la scène, couronnés, le parterre applaudissant à tout rompre, avec cette légende : « Ces Allemands ! ces Boches ! Chaque soir, ils ridiculisent les grands poètes de la France et de l’Angleterre ! »

Contre la Russie, les attaques sont plus âpres. Le grand-duc Nicolas, surtout, est honoré d’une haine incessante et multiforme. Hindenburg l’enserre de ses griffes, fatales comme le Destin, selon le caricaturiste de l’an dernier, détrompé aujourd’hui ; ou bien il est nommé généralissime des blessés alliés, comme ayant été le plus mutilé de tous ; ou enfin, assis à une table de jeu, il voit le râteau de la Mort, sinistre croupier, tirer, hors de ses mains vides, ses derniers hommes. Ces images, qui n’ont aucun sens réel, montrent pourtant la crainte que l’invasion russe inspire aux Allemands. Pour se défaire de ce cauchemar, ils comptent surtout sur la Révolution. Innombrables sont les images qui invoquent le peuple russe contre le Tsar, dans l’Ulk, dans le Wahre Jacob, dans le Kladderadatsch et jusque dans la Muskete de Vienne. D’où l’on voit que la parfaite tranquillité de la Russie doit être, aujourd’hui, l’une des plus amères désillusions du peuple allemand.

La Serbie est honorée d’une haine presque égale. Si l’esprit chevaleresque dominait jamais le monde, il y a un coin où l’on serait sûr, encore, de ne pas le rencontrer : ce serait l’Ulk, à Berlin. Ce journal a représenté un moribond, affaissé dans une petite voiture, avec, sur les genoux, une couverture brodée d’une couronne royale. Il est coiffé du képi serbe. Devant lui, debout, un gros homme, un hercule coiffé d’un fez, salue militairement : « Je ne sais pas si vous me reconnaissez, dit le Turc avec un gros rire, je suis l’Homme malade ! » L’Italie n’est pas mieux traitée. Ses dirigeans sont, d’ordinaire, montrés emboîtant le pas à un fou, chauve, couronné de lauriers, armé d’une lyre et qui les conduit aux abîmes... Depuis Lamartine, nul poète, assurément, n’avait été autant caricaturé que M. d’Annunzio.