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eux-mêmes, ont été appelés à la rescousse. Depuis vingt mois, c’est un feu roulant de sarcasmes et de quolibets, de menaces apocalyptiques, où le gros rire alterne avec le susurrement de la calomnie, — ce que les Anglais, qui suivent de très près ces manifestations de l’esprit teuton, appellent « l’Évangile de la Haine » ou « l’Humour des Huns » ou les « Gaz empoisonnés pictoriaux. » Mais contre la France, on ne trouve presque rien. Çà et là, dans la foule des Alliés, on aperçoit le bonnet de Marianne, ou le képi du généralissime, ou le haut de forme du Président de la République, mais on ne voit point toujours clairement qu’ils aient à lutter contre l’Allemagne.

C’est que, sans se priver absolument de nous décocher quelque épigramme, l’artiste allemand a toujours devant les yeux cet unique but : l’Angleterre. C’est la grenouille de ce jeu de tonneau. D’abord, c’est l’Angleterre qui a voulu la guerre : c’est là, pour l’Allemagne, un axiome. Toute la responsabilité en retombe, selon ses caricaturistes, sur sir Edward Grey. L’attitude que, dès le début de son ministère, l’homme d’Etat anglais a prise en faveur de la France, l’a désigné comme cible à l’esprit teuton. Et, par une singulière interversion des rôles, celui qui n’a fait autre chose que venir au secours des pays déjà engagés dans la lutte diplomatique ou militaire, est censé les y avoir entraînés. Aussi, sir Edward Grey est-il le plus visé, le plus ridiculisé, déformé, stigmatisé des adversaires de l’Allemagne. Aucun de nos compatriotes ne peut prétendre, même de bien loin, à un tel honneur. Il n’est pas de semaine où son profil aigu, son front bombé, ses lèvres minces n’apparaissent dans les images d’outre-Rhin, les yeux protégés par des conserves, comme on figurait autrefois le général Boulanger. Ses avatars sont innombrables et extraordinaires. Après être apparu en aveugle conduisant des aveugles, d’après Breughel, le voici transformé, d’après Hans Thoma, en harpie posée sur les ballots de l’indus- trie et du commerce allemands ; en hibou, qu’offusque la lumière du Croissant turc, dans le Kladderadatsch ; en maître d’hôtel, et il attend respectueusement le choix que fera le petit Japonais dans le menu du jour ; en clergyman, et il prêche aux Français, aux Russes et autres alliés le désintéressement ; en médecin, et il donne une potion à la France pour lui renouveler le sang ; en traître de mélodrame, et il soudoie un bravo pour assassiner des nations paisibles ; en négociant en têtes de morts, sous la firme