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Combien d’autres ainsi sont morts ! On dit que la mort est aveugle et qu’elle frappe au hasard. N’en croyez rien. Je vais vous prouver que la Gueuse sait choisir ses victimes. Venez avec moi. Poussons cette porte. Vous voici au seuil de notre Bibliothèque. Chapeau bas, je vous prie. Regardez.


A votre gauche, un grand tableau, surmonté des trois cou- leurs, tout encadré de fleurs. Le titre : « Liste des avocats tombés au Champ d’honneur. » Des noms et encore des noms. Comptez : 107 à la fin de mai 1916, — 107, pour qui nous n’avons trouvé provisoirement que cette forme d’hommage, insuffisante et qu’il faudra compléter. Bronze ou marbre, quel métal ou quelle pierre seront assez durs pour conserver à jamais ces noms et les vouer à la piété éternelle de ceux qui nous succéderont ?

Le culte des morts est dans la tradition du barreau. C’est la confrérie qui accompagne l’avocat à sa dernière demeure. Mais où sont les tombes de nos morts de la guerre ? Champagne ou Artois, Flandres ou Argonne, Verdun ou Alsace ? Elles n’ont pas reçu et ne recevront pas la visite du cortège confraternel. Si quelque genou a pu sur la terre fraîchement remuée laisser son empreinte, ce fut celui d’un frère d’armes, ce ne fut pas le nôtre. Quelque consolante et légère qu’en ait pu être la pression au héros endormi, comment ne souffririons-nous pas de l’inaccomplissement forcé de notre traditionnel devoir ?

107, déjà ! 107 qui ont offert à la patrie leur courte vie, qui sont tombés avec un brin de laurier à leurs lèvres sanglantes ! Combien seront-ils, quand aura sonné, sur toute l’étendue du front victorieux, le : « Cessez le feu ? »

Quelque tentation qui puisse me venir de sympathies plus vives ou de liens plus étroits, je ne cite aucun nom. Mais si, parmi ceux qui liront la liste, il se trouve un familier du monde judiciaire, il ne contredira pas la constatation. C’est bien parmi la fleur de notre jeune barreau que la faux impitoyable a passé.

Faut-il s’en étonner ? Hélas ! ce devait être.

Le jeune avocat qui, dans une profession encombrée, arrive au succès, ne peut se pousser au premier rang que par un ensemble de qualités où se doivent rencontrer la volonté, le goût de l’effort et de l’action et l’ardeur à la lutte. C’est un assaut continu aux obstacles qui barrent sa route. Il a des adversaires