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Dès qu’il fut rappelé à la population de Paris que l’Ordre des avocats se tenait à sa disposition, l’affluence fut telle qu’il fallut sacrifier l’ancien système, renoncer au registre et à l’inscription préalable, tenir ouverts chaque jour cinq ou six bureaux et requérir l’assistance des gardes pour maintenir l’ordre. Ce fut d’autant plus difficile que, si les cliens accouraient innombrables, l’effectif des avocats était par la mobilisation réduit des deux tiers. A défaut des jeunes qui, en temps normal, assumaient cette charge, il fut fait appel aux anciens, et l’on put ainsi résister à cet assaut de clientèle.

Ce fut, surtout dans les premiers jours, un défilé un peu tumultueux d’amateurs de conseils, — et de gratuité, — qui ne méritaient pas tous un égal intérêt. Parmi la foule qui s’entassait dans l’étroit local dont nous disposions, les femmes dominaient, beaucoup ayant par nécessité amené leurs enfans qu’elles ne pouvaient quitter, quelques-unes laissant supposer, par une mise plus soignée ou par un bijou mal dissimulé, qu’elles ne menaient pas contre la misère une lutte trop douloureuse. C’est que, l’anonymat étant devenu la règle, il s’était vite trouvé des esprits avisés pour apercevoir le parti qu’ils en pouvaient tirer. Avec un souci d’administration économe que n’embarrassait pas le scrupule, des rentiers confortables s’étaient dit qu’il y avait tout avantage à prendre une consultation au Palais de Justice plutôt que dans le cabinet d’un avocat. Il est ainsi plusieurs fois arrivé qu’après avoir éclairé sa cliente anonyme sur les effets du moratorium, l’avocat lui ait demandé le chiffre de ce loyer qu’elle désirait ne pas payer et ait appris alors que la location était de dix mille francs et plus. Pour essayer de porter remède à un abus qui retombait sur les pauvres en détournant d’eux le temps qui leur était réservé, le bâtonnier a rappelé par une affiche exposée en belle place que les consultations gratuites n’étaient données qu’aux personnes nécessiteuses. Ce fut, je crois, sans résultat. Et il n’importe. L’essentiel était de ne pas laisser un indigent dans l’embarras. Quand on fait la charité à un riche, la honte n’est pas pour celui qui donne.

Le barreau n’a pas d’ailleurs en cette circonstance obligé des ingrats. Dès le début de 1915, alors qu’en trois mois, du 1er octobre au 31 décembre, ii avait été donné 30 000 consultations gratuites, le bâtonnier recevait la visite de M. Denys Cochin, président, et de M. Groussier, vice-président du groupe