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Avant de se rendre processionnellement à l’audience, le Conseil de l’Ordre se réunit en sa salle des délibérations. Nous nous comptons. Sur vingt membres qui composent le Conseil, quatorze sont présens. Le quorum est mieux qu’honorable, surtout si l’on observe que deux des absens ont la bonne excuse. L’un est ministre de la Guerre, l’autre est mobilisé. Et en tête du cortège qui se forme, à côté du bâtonnier se dresse la haute silhouette de notre glorieux doyen, M. Bétolaud, de taille si droite et d’allure si ferme qu’à le voir hors des atteintes de l’âge, on le croit à l’abri des coups de la mort. Il va pourtant tout à l’heure prêter son dernier serment d’avocat et dans six mois il laissera vide sa place à la table du Conseil.

La première Chambre de la Cour où nous entrons pour nous asseoir au banc des avocats n’est pas déserte : elle est silencieuse. Ce n’est plus l’agitation bruyante des bavardages qui se croisent, des propos échangés sur l’emploi des vacances, sur le sort d’une affaire que l’un veut plaider à huitaine et que l’autre veut remettre à quatre semaines, sur le mouvement judiciaire qui vient de porter un magistrat à la Cour de cassation et un autre à la présidence d’une Chambre de la Cour. Les soucis sont ailleurs et plus graves. On apprend que déjà plus de trente avocats sont tombés au champ d’honneur, que celui-ci a perdu son fils en Lorraine, que celui-là a eu le sien tué sur la Marne, qu’on est sans nouvelles de X... et que Y... doit être prisonnier. Mais on sait aussi que tout ce jeune barreau rivalise de courage et de belle conduite, qu’il écrit de son sang une page de notre histoire auprès de laquelle pâliront tous les recueils de plaidoiries. Tristesses et fiertés se mêlent. La Cour fait son entrée.

Le premier président, M. Forichon, paraît. Il a, drapé dans son hermine, le grand air qui sied aux solennités. Mais comme il est pâle ! Son visage est de cire. Est-ce l’émotion qu’expliqueraient les circonstances ? Est-ce une altération grave de la santé ? Les deux, sans doute : il mourra dans le cours de l’année, laissant au barreau, qu’il accueillait avec prévenance et courtoisie, d’unanimes regrets.

Derrière lui, les robes rouges se succèdent et se pressent. Les sièges se garnissent et quand se ferme la porte d’accès, quand l’audience solennelle est proclamée ouverte, on n’aperçoit pas de vides. Les absences sont rares. Les magistrats sont à leur poste. La Cour est au complet, ou peu s’en faut.