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Le duc de Broglie au même.


Broglie, le 14 octobre 1870.

« Cher Monsieur Thiers,

« Je ne sais où cette lettre vous trouvera, mais mon désir ardent est qu’elle vous arrive aussitôt que vous aurez remis le pied en France.

« La situation de nos tristes affaires s’est beaucoup empirée depuis votre départ et pendant votre absence, et je prends la liberté de l’exposer à votre excellent jugement, telle quelle m’apparaît, sans lâche faiblesse, j’espère, mais aussi sans illusion.

« Ce n’est pas à Paris qu’est le mal. La défense de Paris paraît plus forte, mieux conduite, plus courageuse qu’on ne pouvait l’espérer. Tout fait croire qu’il n’y a la ni surprise, ni abandon de soi-même, ni, immédiatement du moins, de violence révolutionnaire à craindre.

« Mais ce n’est pas à nous qu’il faut dire que cette défense ne peut être qu’une affaire de temps et que, dans un délai plus ou moins long, Paris doit tomber s’il n’est secouru.

« Or, je cherche en vain d’où pourrait maintenant venir le secours. De la diplomatie et de l’action des neutres ? Si vous nous rapportez cette bonne fortune, tout est sauvé, mais je ne m’en flatte pas. Du temps seul et de la mauvaise saison ? L’hiver est encore loin et les Prussiens beaucoup mieux établis dans les villas des environs de Paris que nous ne l’étions dans la tranchée de Sébastopol. D’une armée nouvelle faite sur la Loire ou ailleurs ? Dieu le veuille ! Mais est-il raisonnable de compter que nous pouvons avoir aujourd’hui une armée meilleure que celle qui s’est laissé bloquer à Metz ou celle qui s’est rendue à Sedan ?

« En attendant, ce qui va son train pendant que le siège dure, c’est la désorganisation et la ruine de la France. Les Prussiens la prennent et la pillent en détail. Les résistances isolées qu’ils rencontrent, dépourvues d’ordre et d’unité, ne font qu’aggraver le mal quelque honorables qu’elles soient pour ceux qui les opposent, car elles changent en pillage proprement dit les réquisitions de l’ennemi. Les républicains, bien