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à nos petits-neveux comment s’est décidée cette odieuse guerre ! Adieu ! adieu ! Ecrivez-moi. Tout à vous de cœur.

« A. THIERS. »


Le même à M. de Rémusat [1].


Paris, 19 juillet 1810.

« Mon cher ami,

« Vous avez deviné juste, les causes de la guerre sont des plus pitoyables. La revanche contre la Prusse, pour offrir des chances favorables, devait être différée. Comme la Prusse ne pouvait continuer son œuvre, si souvent affichée, sans mettre la main sur les Etats du Sud de l’Allemagne, il fallait attendre ce jour-là, et nous aurions eu pour nous une moitié de l’Allemagne, plus l’Autriche, obligée de se prononcer, puis l’Angleterre qui n’aurait pas voulu souffrir de nouvelles usurpations prussiennes, ou qui, si elle n’était devenue belligérante avec nous, aurait été neutre, bienveillante, suffisante dès lors pour contenir la Russie. Là était le moment de l’action. Jusque là, il fallait se contenter de vider le mieux possible les incidens quotidiens sans avoir tort, si une rupture devenait inévitable. La Prusse, qui s’était donné tort en mettant en avant la candidature Hohenzollern, ayant réparé son tort par le retrait de cette candidature, le tort est de notre côté et nous sommes exposés à avoir toute l’Allemagne contre nous, l’Autriche résolument neutre et l’Angleterre neutre exaspérée. Je l’ai dit aux ministres ; ils ont semblé me croire ; ils m’ont affirmé qu’ils partageaient mon opinion et ils la partageaient en effet ; mais ils se sont laissé effrayer par les bonapartistes qui croient regagner le pouvoir si l’Empire recouvre son prestige au moyen d’une guerre heureuse, et, voyant venir une crise ministérielle, s’ils s’obstinaient pour la paix, ils ont saisi l’occasion d’un mouvement d’humeur du roi de Prusse qui était déjà suivi d’explications, ils ont tout exagéré et ont préféré la guerre à leur retraite. Quant à la Chambre, elle était pacifique. Cent membres au moins m’avaient supplié de défendre la paix ; mais ils ont eu peur des clameurs bonapartistes et ils ont envoyé les Français à la boucherie comme les poltrons de la

  1. M. Thiers a ajouté en haut de la lettre : « non expédiée. »