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lâchetés. Le roi de Prusse avait dit qu’il consentait à ce que ses ministres déclarassent avoir connaissance de la renonciation du Hohenzollern et l’approuver. Certes, c’était bien assez. Mais on a voulu son propre engagement et il s’y est refusé, vaincu par les cris de l’armée et des bourgeois de Berlin, lesquels, d’abord pour nous, ont tourné contre nous en voyant que la concession faite ne nous arrêtait pas. Le Roi alors a déclaré qu’il ne concéderait rien de plus. Or M. Benedetti ayant eu la maladresse de l’aborder dans une promenade, il a refusé de l’écouter. Ce n’était pas là l’outrage dont on a parlé. C’était une imprudence qui pouvait mal tourner. De bons citoyens auraient atténué la chose, eu recours à l’Angleterre pour l’arranger et auraient ainsi sauvé la paix. Mais messieurs les ministres y ont vu un moyen de se rallier au parti de la guerre sans trop de déshonneur, de rentrer dès lors dans le Cabinet d’où ils se sentaient près de sortir et ils ont apporté la folle déclaration de guerre du vendredi 15. Lorsque, au milieu d’une anxiété inouïe, le manifeste a été lu, une sorte de stupeur a saisi la Chambre. Les centres ont fait comme les ministres, ont eu recours à ce moyen de ne pas se brouiller avec le pouvoir, et les ministres, pour sortir ministres, les ministériels pour pouvoir rester ministériels, ont jeté le pays et le monde dans une épouvantable guerre.

« La gauche elle-même, si brave, était saisie et paralysée, quand je me suis levé par un mouvement dont je n’étais pas maître, et alors toutes les fureurs du bonapartisme ont fondu sur moi. Le Moniteur seul peut donner une idée de la scène.

« Voilà la pure vérité, que je puis jurer être la vérité devant Dieu et les hommes ! Cet événement qui nous ôtera ou notre liberté ou notre grandeur m’a brisé le cœur ! Il faut faire, et je fais des vœux pour notre armée. Mais pour ceux de nos militaires qui sont libéraux, quelle douleur, en combattant pour notre sol, de se dire qu’ils ne seront vainqueurs qu’aux dépens de notre liberté ! Du reste, le devoir n’est pas équivoque : il faut tout faire pour vaincre, et si j’étais soldat, je risquerais franchement ma vie pour cette cause. Mais pour moi, désormais, il n’y a plus que des sujets de tristesse. Hélas ! quand on vit beaucoup, on restreint tous les jours le cercle de sa véritable estime !

« Adieu, mon cher ami ; gardez cette lettre, mais pour vous et vos enfans, et, si dans l’avenir on la retrouve, elle expliquera