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Si puissantes que soient la mobilisation matérielle et la mobilisation intellectuelle, elles ne sont que l’expression de la mobilisation morale : n’est-ce pas là l’épreuve suprême ? Reprenons le mot de Proudhon : « La guerre est un fait de la vie morale bien plus que de la vie physique et intellectuelle. »

Ce qui se dépense de force morale dans les événemens auxquels nous assistons est invraisemblable. S’il y avait un manomètre pour cela, on constaterait que le graphique de notre temps monte en flèche bien au-dessus de celui de n’importe quel autre temps. Le cœur du monde dormait avant cet incomparable réveil.

Et cette dépense est universelle. Toutes les nations engagées ont un coefficient surélevé. L’énergie, l’endurance, le mépris de la douleur et de la mort, le sacrifice individuel, le sacrifice collectif, l’exaltation patriotique, l’exaltation religieuse, la résignation à la volonté divine, le stoïcisme, le renoncement sous toutes ses formes, le courage, l’héroïsme, la pitié, l’humilité, quel Livre des Martyrs ou quelles Vies des Saints en offriraient des manifestations plus éclatantes ? Plaignons les neutres : ils ne connaîtront pas ces « élévations » sublimes. L’humanité grandit de cent coudées. Si l’on pouvait recueillir le dernier murmure du soldat qui tombe, si l’on pouvait contempler cette âme à nu au moment où elle rompt le lien, si on confessait ces belles et jeunes morts, que recueillerait-on, mon Dieu ? Vous avez fait l’homme à votre image, est-ce donc pour qu’il subisse avec tant d’amour votre loi ?

Voici Plutarque, voici Corneille, voici Pascal, voici l’Imitation de Jésus-Christ :


BLANDIN, capitaine au 140e d’infanterie : coupé de son régiment et grièvement blessé dans un combat qu’il avait livré avec les quatre cents bommes qu’il conduisait, a refusé de se laisser emporter en disant à son lieutenant : « Le salut de la compagnie seul importe ; prenez le commandement et continuez. »

BÉDUCHAUD, soldat de 2e classe au 49e régiment d’infanterie : blessé à l’épaule le 3 septembre, ne pouvant se servir de son arme, se propose pour transmettre les ordres. Envoyé à l’ambulance par son capitaine, il en revient après un pansement sommaire, « pour ne pas encombrer l’ambulance, » dit-il, et reprend sa place dans le rang. Dans une autre affaire, se trouvant en face de deux sous-officiers allemands qui lui crient : « Haut les mains ! » tue l’un d’eux, blesse le second de sa baïonnette et lui donne à boire après l’avoir désarmé.