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« profits et pertes » où le passé et le présent sont liquidés ; maintenant, on engage l’avenir. On a vidé les bas de laine et les coffres-forts ; on mange le blé en herbe ; on emprunte sans scrupule et sans frein. Les familles perdent les héritiers et dévorent les héritages. Jamais on n’a vu un tel gaspillage ni un tel désintéressement. Tout le vieux est jeté au bûcher : on fera du neuf avec la cendre des foyers et la cendre des morts... Il suffit d’y réfléchir un instant pour comprendre que l’immensité des sacrifices ne peut être payée que par une magnifique récompense.


Dans le domaine social comme dans le domaine de la matière et, — ainsi que nous allons le dire bientôt, — dans le domaine moral, cette guerre emploie toutes les ressources, surexcite toutes les facultés humaines : chaque individu et chaque groupement a pris la mesure de sa propre intelligence pour en tirer le maximum de rendement.

Mais, parmi les problèmes d’ordre social, le plus grave peut-être est celui-ci : dans quelle proportion l’homme, animal sociable, doit-il subordonner sa capacité d’action à la capacité d’action du groupe, dans quelle mesure doit-il rester maître de son initiative propre ou l’engager comme un apport, une part de collaboration disciplinée dans le travail commun ? C’est, — pour emprunter le langage des pédagogues d’outre-Rhin, — le duel de l’individualisme et de l’organisation ; c’est le vieux duel de l’autorité et de la liberté.

Nous sommes à une phase nouvelle du grand débat, et nous n’éprouvons nul embarras à suivre les polémistes allemands sur ce terrain.

La vie universelle n’est qu’action et réaction : nous venons de traverser une période d’individualisme dont le danger était l’anarchisme ; nous retournons, sans doute, vers une période de discipline dont le danger, d’ailleurs présent devant nos yeux, est le militarisme. Les deux principes sont en lutte : c’est encore une des grandeurs de cette guerre.

La crise n’est pas sans analogie avec celle qui mit fin au Moyen Age : la guerre de Cent Ans. Les dix siècles postérieurs à la chute de l’Empire romain avaient, par réaction contre l’extrême centralisation de l’Empire, arraché le sceptre à l’autorité impériale et travaillé à la dispersion du pouvoir : « Ce