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recueillis, remplis de vénération pour la croix sur laquelle tu as voulu souffrir !... » Mais, dans l’incertitude, M. Joergensen recourut à la méthode la meilleure : il étudia les documens du procès. Car, en définitive, c’est un procès, le procès d’un peuple. Et M. Joergensen, comme Pilate, avait à juger le nouveau Christ : il n’allait pas laisser calomnier ce juste et se laver les mains.

Il entendit avec patience les avocats du peuple allemand, les illustres Quatre-vingt-treize. Et les Quatre-vingt-treize, tout d’une voix et par six fois, s’écrièrent : « Il n’est pas vrai... ! »

Premièrement, il n’est pas vrai que l’Allemagne ait provoqué la guerre. L’Allemagne était pacifique ; l’Empereur apparaissait comme l’aménité, la mansuétude même. Mais il a bien fallu que le peuple allemand se levât, quand de grandes Puissances, guettant aux frontières, attaquèrent de trois côtés le territoire de la Germanie !... De grandes Puissances ; de trois côtés : M. Joergensen prend une carte. La Russie ? Non ; c’est un fait : le 1er août 1914, l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. L’Autriche ? Alliée de l’Allemagne. La Suisse ? Neutre. La France ? Eh ! l’Allemagne lui a déclaré la guerre le 3 août 1914. Donc, les grandes Puissances qui guettaient l’Allemagne aux frontières, c’est la Belgique ! « C’est la Belgique qui a franchi les frontières allemandes ; c’est la grande, forte Belgique qui a fait irruption dans la petite Allemagne neutre et dont elle avait, en son temps, garanti la neutralité. La Belgique, de son poing ganté de fer, repoussa l’armée allemande héroïque, mais moins nombreuse. Elle entra victorieusement à Aix-la-Chapelle. Ensuite, l’armée belge marcha sur Cologne, bombarda la ville et sa cathédrale gothique, que nous aimons tous ; ils la réduisirent en cendres, ainsi que Saint-Gédéon, les Saints Apôtres et Sainte-Marie-au-Capitole. C’est ainsi que les choses se passèrent ! Ou ne se passèrent-elles pas ainsi ? Et, s’il en fut autrement, où sont les trois brigands qui attaquèrent l’Allemagne ? Les Quatre-vingt-treize les ont vus ; mais où ? » Cette manière d’ironie n’est pas l’usage habituel de M. Joergensen. Il y a, dans tous ses livres, une douceur exquise, et qui serait un peu fade peut-être si elle ne s’embellissait de poésie. Du temps qu’il était radical, auprès de M. Georges Brandes, je ne sais s’il avait la violence d’un polémiste ; mais, aujourd’hui, le disciple du Petit pauvre d’Assise est un homme qui, sans effort et tout simplement, pratique les vertus de bienveillance et d’amitié. Ses ouvrages ressemblent aux Fioretti. Soudain, le voici fort en colère. C’est qu’on a prétendu le tromper. On l’a pris pour un sot ; et il se fâche : le premier il n’est pas vrai n’est pas vrai !...