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deux lettres, deux lettres qui tombèrent sur sa table comme des bombes. Une lettre d’un ami belge : oui, la Belgique a été ravagée, la Belgique sans reproche, et ravagée par les hordes d’une nation qui devait protéger la Belgique, hordes bestiales et qui ont, de toutes parts, fait de la mort et des ruines. Sous l’autre enveloppe, il y avait l’Appel au monde civilisé, par les quatre-vingt-treize savans, artistes et littérateurs dont l’Allemagne était le plus fière. L’Appel, à première vue, M. Joergensen le prit pour une réclame de négocians ; et il le jeta dans sa corbeille à papiers. C’est là qu’ensuite il le repêcha. Et il le lut, avec émoi.

Il lut aussi pas mal de volumes qu’on a publiés pendant les premiers mois de la guerre, le Rapport sur la violation du droit des gens en Belgique, les Atrocités allemandes en Belgique, les récits des témoins, les documens officiels : et il eut l’effroi, l’horreur, le dégoût de ce qu’il apprenait ainsi. D’autre part, une brochure allemande lui apporta ce pathétique propos de M. Stipberger, chapelain de la cour munichoise : « C’est un chemin dur et abrupt que suit le peuple allemand, le grand bienfaiteur du monde civilisé et le libérateur sublime. Dans les ténèbres du Vendredi-Saint, on entrevoit la clarté du matin de Pâques ; dans les heures sombres de la guerre, les oriflammes du triomphe. A présent encore, la croix pèse sur ses épaules ; il souffre encore le plus cruel des Golgotha. » Diable ! si l’on ose ainsi parler ; voilà le peuple allemand comparé à Jésus-Christ, et par un prêtre catholique, lequel ne doute pas que Jésus de Nazareth fût le Dieu vivant, lequel ne doute pas que Jésus de Nazareth ait porté la croix, sur le chemin du Calvaire, pour le salut de tous les hommes ! Le peuple allemand serait donc le nouveau Christ, à moins que l’on ne veuille considérer comme un blasphème l’analogie trouvée par le chapelain de Munich. Et l’on hésite, avant de condamner si durement le saint homme.

Ou bien faut-il considérer comme des impostures les affirmation ? si nettes et terribles des gouvernemens belge et français ?

M. Joergensen avoue son embarras. Et l’embarras de M. Joergensen prouve l’habileté, la subtile rouerie de la propagande allemande. Ces fameux organisateurs de duperie avaient mobilisé tous leurs apôtres, catholiques, protestans et libres penseurs, un Stipberger, un Ehrhard, un Haeckel. Un catholique tel que M. Joergensen était sensible tout particulièrement au sermon du chapelain Stipberger et déjà murmurait : « O peuple allemand, peuple patient, peuple souffrant, peuple crucifié, libérateur du monde, nous penchons la tête, silencieusement