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leur faim, leur soif et leur souffrance ; étages sur leurs civières, ou vautrés comme des moutons à l’étable sur la paille en litière, ou grelottans et ruisselans de pluie sur les wagons à bagage, les trucs découverts ; déchirés, déguenillés, les uns sans veste, les uns sans chemise, les uns sans culotte ; les pansemens maculés de boue, collés à leur peau, collés au drap de leurs capotes raidies par l’empois sanglant ; mutilés, sans bras les uns, les autres sans jambe ; entassés par vingt, par trente, sans médecins, sans infirmiers, au plus vite, confiés aux organisations des gares insuffisantes ou mal entretenues, ils parvenaient à cette ambulance, après deux ou trois jours d’un suppliciant voyage dont chacun gardait un hébétement dans la douleur.

Ceux qui les recevaient se sentaient le cœur crevé, l’âme ébranlée.

Eux, ne doutaient pas. En des sursauts de lucidité, les moribonds se redressaient : « Les vaches ! on les a eus... la belle charge ! » De merveilleux récits couraient de portière en portière, de la tête à la queue du train. Les yeux éteints s’avivaient de lueurs noires. Les masques de souffrance se virilisaient, et le vent des batailles enfiévrait comme hier les soi-disant vaincus, demain fiers à nouveau, debout, l’arme terrible ! La colère et la soif de vaincre les altéraient plus que la brûlure de leurs plaies.

Ils réconfortaient l’âme de ceux qui venaient soulager leur corps. Le même refrain, partout, corrigeait toujours la fâcheuse impression que laissait un récit de lutte sans merci : On les aura !... Ceux-là n’étaient pas des vaincus.

... Seulement dans certains yeux tristes et doux, aux regards lointains, appartenant déjà aux visions d’outre-tombe, se lisaient d’infinies détresses et l’épouvante d’indicibles scènes d’horreur. Lents, sans une plainte, tristes et doux comme leurs yeux, ils exhalaient en des lassitudes suprêmes :

« Ne plus revoir ce que nous avons vu ! »


JOSE ROUSSEL-LEPINE.