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chez elle, enfermé pieusement dans un charmant secrétaire en bois de rose, deux souvenirs du siège de 70-71, deux objets aussi durs, aussi noirs l’un que l’autre. C’étaient un fragment d’obus tombé dans la cour de la rue Bonaparte, et 300 grammes de pain noir, ration d’une journée de Siège...

Malgré son courage, Paris s’épuisait. A la fin de décembre et jusqu’au 8 janvier, il fut privé de nouvelles. Mais le moral était encore bon. On trouvait moyen de plaisanter ; on raillait le bombardement qui n’excitait pas de crainte, mais une vive curiosité. Parfois cependant, on s’indignait quand ces obus « inoffensifs » faisaient des victimes enfantines, comme à Saint-Nicolas, ou tombaient sur des blessés, comme au Val-de-Grâce. Le 8 janvier, les pigeons, que le froid terrible avait arrêtés, arrivèrent. On apprit la bataille de Bapaume, et, encore une fois, on se reprit à espérer.

Enfin, ce furent les luttes suprêmes de Chanzy, la retraite de Bourbaki ; à Paris, Buzenval, et les morts, les morts nombreux que chaque jour faisait la misère. « On ne voyait que corbillards qui s’acheminaient seuls vers le cimetière. » A la fin de janvier, tout est fini.

Au moment de la capitulation, à la Revue, « on avait atteint l’extrême limite des ressources, il ne restait plus rien, ni papier, ni moyen d’alimenter d’imprimerie. »

François Buloz écrivait à George Sand le 3 février :

« Dans quel abîme sommes-nous tombés, mon cher George ! et comment notre pauvre pays se relèvera-t-il de là ? Espérons cependant que l’énergie, le travail, et le malheur nous retremperont. Nous avons supporté un blocus, un bombardement très douloureux, et pour moi personnellement, j’ai souffert tout ce qu’on peut souffrir pour faire la Revue, me couchant chaque jour à une heure et deux heures du matin, et toujours travaillant avec Charles, quand il n’était pas de service. Ces cinq mois, et nous ne sommes pas au bout, comptent double et triple dans ma vie. Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour réveiller, pour exciter le patriotisme... Dire qu’une chose pareille n’a pas fait surgir un homme pour prendre la direction du mouvement, qui, après tout, était vraiment beau ! La France, notre pauvre France, n’aurait-elle plus de ces hommes dévoués et grands, qui s’oublient eux-mêmes pour ne plus voir que leur pays aux abois ?