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Donc, elle arrête l’élan des deux novices pleines d’un zèle qu’elle juge intempestif :

— N’ouvrez pas la porte avant que ces messieurs aient le temps de passer leur pantalon... Monsieur l’aumônier, surtout !

Monsieur l’aumônier, un vénérable prêtre, dort à un bout de l’infirmerie ; à l’autre bout, c’est l’important M. S..., pharmacien-infirmier. La vieille dame écarte pudiquement les deux jeunes imprudentes, risque un œil : M. l’aumônier est déjà en soutane. Quant à l’honorable S..., il ronfle béatement. Que faire ? Des brancardiers, au dehors, heurtent déjà la porte... Tant pis ! Les deux jeunes révoltées font irruption dans la salle aux lits blancs... La grande porte des quais s’ouvre... Voilà le Blessé.

Le Blessé, et sa suite... toute une « quadrille, » les officiers à manchon blanc, les messieurs de garde, les brancardiers, vexés de leurs inutiles brancards : le Blessé marche seul. Du moins, six bras le soutiennent ; c’est tout juste s’il n’est pas porté en triomphe : un blessé, enfin !

C’est un grand diable d’artilleur, abandonné par un train montant. Pas le moindre pansement. Pas une trace de sang. Il a tous ses membres ! Les trois infirmières sont désappointées.

Il est assis au milieu de la salle. Les hommes font cercle. Les deux jeunes femmes agenouillées travaillent avec ardeur à extraire ses pieds des énormes bottes. L’infirmière en chef procède à l’interrogatoire.

Le pauvre bougre répond d’une voix pâteuse, l’air abruti et dégoûté : « Il a mal au ventre... Il vient de Chartres... » C’est tout ce que l’on peut en tirer. S..., enfin réveillé et habillé, prépare du bismuth, la tête hirsute et les yeux clignotans.

On décide qu’Il passera la nuit sur un des lits blancs. Pour une simple colique, Madame l’infirmière en chef déclare qu’Il a bien de la chance. — « Encore un qui voudrait arriver lorsque tout serait fini... »

En attendant, le malheureux dort d’un sommeil de plomb, vautré, anéanti. Il sent le cuir et la sueur. Les deux petites sont grondées parce qu’elles ont négligé d’étendre une toile cirée entre le drap et lui.

Avec attendrissement, elles le contemplent : Frère soldat ! Quel sommeil ! C’est un sommeil de guerre, déjà. Harassés, vaincus, ils dormiront n’importe où, tout équipés, sur le bord d’un fossé, dans la neige, dans l’eau... Frère soldat !