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Pour compenser, une équipe de bonnes âmes pourvoit maternellement de café chaud ces messieurs de la gare, et ces messieurs les officiers, vers les minuit.

Ici les nuits se passent confortablement et dignement. On apporte ses pantoufles et des bas à tricoter pour les soldats.

Ici, les nuits sont tristes et muettes, chacune ayant au cœur assez d’ennui. Les plumes grincent sur d’interminables lettres ; les fronts, sous prétexte de mauvais éclairage, restent penchés obstinément sur les feuillets où de grosses larmes font déteindre l’encre.

L’équipe-béguinage : atmosphère de presbytère ou de pensionnaires au couvent. Ces dames n’ont pas d’âge sous leur voile, avec leur front lisse et leur face sans sourire. Les gestes sont menus, les pas glissés. C’est l’équipe méticuleuse et précieuse entre toutes, qui range, époussète et classe inlassablement jusqu’à l’heure fixée pour le sommeil : neuf heures... Toutes les portes fermées soigneusement et silencieusement... Les voix s’assourdissent, au point que les trois voiles doivent, pour s’entendre, se pencher l’un vers l’autre comme des cornettes de sœurs... (Il ne faut pas gêner ces messieurs de la gare.) — Interminables dévotions, par demandes et par réponses, chapelet, litanies, invocations, les trois dames agenouillées devant les trois fauteuils, en triangle, les dos tournés. Et puis, installation correcte sur les trois fauteuils, les mains croisées sur les genoux et la tête bien droite, jusqu’au réveil...

LA PREMIÈRE ALERTE. — La salle d’attente est divisée en alvéoles par des demi-cloisons de planches. Sommeil de « nuit de veille, » à demi conscient, dans la petite cellule des infirmières ; sourd bourdonnement de ruches des autres compartimens en travail ; torpeur, déchirée soudain par un appel sonnant, comme un clairon, l’alarme : « Croix-Rouge ! »

D’un bond, sans réfléchir, les deux jeunes femmes courent aux portes de l’infirmerie, le cœur battant, dans l’angoisse du premier contact avec un premier blessé de guerre... Chez les messieurs, leurs voisins, c’est une bruyante bousculade. Une voix crie : « Aux brancards ! Surtout, pas d’affolement ! »

L’infirmière en chef étudie son visage et se compose des gestes de maîtresse femme, à la hauteur des circonstances. Des ordres, d’abord, il s’agit de donner des ordres... A quoi servirait une infirmière en chef, si elle ne donnait pas d’ordres ?