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personnage, un redoutable Inconnu qui vient prendre son rôle à côté d’elles, invisible, muet, aveugle et sourd. Chacune se sent guettée par son destin.

Pour cesser l’enchantement et maintenir la hiérarchie, l’infirmière en chef se croit obligée de commander quelques manœuvres inutiles : ouvrir et refermer les couvercles, tapoter les oreillers des lits ; enfin, lasse d’imaginer, elle donne le signal de la retraite. Et les trois ombres s’assurent de toutes les serrures et se glissent à petits pas, sans bruit, sans bruit, jusqu’à leur salle de garde contiguë.

Là, trois fauteuils les attendent, et une table, où des mains bien intentionnées ont déjà déposé le manuel des infirmières et des exercices de piété. Des demi-cloisons de planches séparent leur cellule de toutes ses pareilles qui ont été aménagées dans la vaste salle d’attente.

Trois dames blanches... trois fauteuils... trois couvertures… Les heures s’étirent démesurément.

Les yeux à demi clos, elles suivent les bruits qui meublent le silence : les trois messieurs de garde, leurs voisins, discutent inlassablement ; chez les officiers, leurs autres voisins, une porte claque ; des ronflemens de territoriaux se succèdent en mesure ; des trains passent, sans trêve, mais tellement apaisés que les cris d’un soldat : « A Berlin ! A bas Guillaume ! » restent sans écho. Et la demi-somnolence vient, le sommeil enfin sur les trois voiles qui penchent...

Lorsqu’elles dorment tout à fait, un grand bruit à la porte, un réveil en sursaut, l’estomac chaviré, les paupières piquantes, et la bouche sèche. Les trois remplaçantes viennent prendre leur garde. Il est minuit. Avec elles entre un air glacé qui vivifie la petite salle, chaude et viciée comme un compartiment de train. Elles laissent pénétrer la fraîcheur avec délices. Une voix rageuse, sortie de la salle des officiers, les rappelle crûment à l’ordre :

« Fermez donc la porte, nom d’un chien ! Voilà qu’elles m’ont fait prendre un rhume ! »

Des accompagnateurs. — En moyenne, ils ont cinquante ans. Il leur faut presque un âge de tout repos... et puis les jeunes ne sont plus là.

Ils ont salué ces dames à la sortie de leur salle de garde, se sont enquis de leurs demeures, se les sont partagées, et les voilà