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font leur entrée un quart d’heure trop tôt, ce dont on les félicite : « C’est si rare, chez les dames, » paraît-il.

L’infirmerie est pleine d’infirmières. Elles sont trois dames de garde, mais on ne s’en douterait pas. C’est un remue-ménage indescriptible. Des boîtes, des bocaux, des flacons, des cuvettes remplacent les sandwiches et les liqueurs fines sur le comptoir de marbre blanc. Des mains rangent, d’autres bousculent ce qui vient d’être rangé, des couvercles sont ouverts et fermés dix fois successivement, pour rien, pour le plaisir. Ces jeunes femmes éprouvent une griserie de nouvelles locataires.

Les visiteurs affluent : administrateurs, médecins, infirmières des hôpitaux de la ville, parens et amis. L’infirmière-major fait les honneurs de la maison : c’est une inauguration, un vernissage ; il y a tout le monde dans l’infirmerie... sauf les trois dames de garde qui se sont réfugiées sagement dans leur salle de veille.

Aux approches de la nuit, l’infirmerie se vide et les trois dames se trouvent seules. Au-dessus des vitres dépolies, des têtes de curieux se hissent, depuis la place. Du côté des quais, la porte grande ouverte laisse entrer une chaude vapeur de nuit d’été. L’éclairage est parcimonieux : la ville craint de manquer de gaz.

Elles sont toutes trois à se regarder, comme trois ombres évoquées, entre une rangée de cinq lits vides et le comptoir. Les bocaux ont des lueurs perverses ; ils attendent le magicien pour une scène d’incantation. L’atmosphère est étrange. Est-ce un conte ou un rêve ? De quel culte sont-elles les célébrantes, en ce costume et dans ce décor ? Chaque geste, en ces lieux, prend la valeur d’un rite. De peur de rompre le charme, les voix s’assourdissent et les pas glissent. Tout ne va-t-il pas s’évanouir ?

Une torpeur douce les envahit. Pourquoi sont-elles là ? Qu’y feront-elles ? Cela n’est plus très clair. Elles jouent leur rôle dans le mystère muet des dames blanches, des lits vides, des lampes à demi mortes et de la profonde nuit d’été. Leurs idées se troublent : elles vivent une heure qui ne peut se situer, ni dans l’espace, ni dans le temps. Sont-elles des religieuses ou des pensionnaires au dortoir ?

Un train passe. D’un grand frisson elles recouvrent conscience. Et chacune, en secret, sent la présence d’un quatrième